Repenser et réimaginer l’acte alimentaire en situations de migration
Chantal Crenn, Jean-Pierre Hassoun and F.Xavier Medina
La mondialisation et son idéologie globaliste, le nationalisme alimentaire et le rôle des normes nutritionnelles et corporelles dans la construction des Etats-Nations, la traçabilité comme obsession pour garantir la confiance dans les aliments que l’on ingère, le bouleversement des paysages urbains par l’installation de restaurants proposant des nourritures venues « d’ailleurs »…
Poser aujourd’hui la question des relations que les pratiques alimentaires en situations de migration entretiennent avec les processus d’identification et de différenciations sociales, n’est-ce pas choisir de regarder les pratiques alimentaires à travers le prisme de la circulation des hommes et des femmes, des marchandises, des capitaux et des idées dont certaines sont érigées en valeurs ? N’est-ce pas prendre acte que cette circulation a des effets tout autant sur ceux qui circulent que sur l’ensemble des sociétés majoritaires où ils s’installent ? N’est-ce pas rompre avec une vision des choses qui focalisait le regard sur des populations minoritaires ou marginalisées ? N’est-ce pas observer, dans ce domaine également, que l’intensification de ces circulations trament la planète de flux (flows) qui constituent aujourd’hui les nouveaux repères topographiques d’à peu près n’importe quel terrain anthropologique ?
Mais si nous reprenons dans un premier temps le vocabulaire des anthropologues anglo-saxons qui essayent de décrire les phénomènes qu’ils rassemblent sous le terme globalization, il nous faut tout aussitôt l’interroger. Les textes de référence (Appaduraï, 1996, Inda et Rosaldo, 2002, entre autres) datent déjà et le principal écueil aujourd’hui quand on aborde ces questions est de se protéger du « globalisme » que nous définirons comme l’ensemble des discours qui se positionnent de façon militante « pour » ou « contre » le phénomène qui lui-même finit aussi par exister à travers cette dichotomie morale et politique. Pour notre part, nous considérons ces flux avant tout comme des configurations sociales au sens d’Elias (1991) c’est-à-dire des chaînes d’individus interdépendants, tributaires et dépendants les uns des autres (1991), mais dont une des caractéristiques contemporaines est de se développer quasiment sans limite au-delà des frontières établies par les Etats-Nations. Pour éviter d’être prises dans les prêt-à-penser du globalisme, ces configurations mobiles et étendues se doivent d’être saisies empiriquement, sans à priori sur leurs limites spatiales, ni sur les trajets que ces individus, marchandises, capitaux et valeurs empruntent.
Le mot « migration » recouvre aujourd’hui bien des configurations. Toutes impliquent d’avoir à repenser et à ré-imaginer l’acte alimentaire ; et c’est en ce sens que ces situations de migration sont heuristiques pour l’étude du fait alimentaire en général, car elles font varier, presque à l’infini, les paramètres sociologiques et historiques du changement alimentaire qui, lui, n’est pas spécifique aux déplacements de populations.
Les articles présentés dans ce numéro d’AoFOOD remettent en cause la division entre pays d’émigration et pays d’immigration qui, jusque là, était bien ancrée dans nos représentations.
En nous parlant, dans le même article, de la migration équatorienne aux Etats-Unis, à Londres et en Espagne, Diana Mata-Codesal nous montre par exemple que pays d’immigration et d’émigration servent de société d’arrivée à une même population. En analysant sur les dix dernières années, le cycle des restaurants péruviens à Buenos Aires, Gloria Sanmartino illustre le fait qu’un pays comme l’Argentine historiquement construit par l’immigration, mais qui semblait à peu près stabilisé est, à la faveur de rebonds économiques, de nouveau la cible de flux migratoires, tout en amorçant lui-même de nouveaux courants d’émigration (par exemple vers l’Espagne).
Et si les frontières entre pays d’immigration et d’émigration se brouillent, les positions occupées par les migrants ont tendance également à se diversifier : Ainsi quand des anciens émigrés Sénégalais et Maliens reviennent chez eux dans le cadre de retraites, ou de retours temporaires, Chantal Crenn, Anne-Elène Delavigne et Isabelle Téchoueyres soulignent que, forts parfois de leur capital accumulé, c’est en position d’autorité qu’ils parlent, en particulier des questions nutritionnelles, à leur famille retrouvées qui n’en attendent souvent pas moins d’eux tout en contestant parfois leur posture hégémonique. Quand Julie Garnier observe avec minutie des restaurateurs africains dans les villes du Poitou-Charentes, Jean-Pierre Hassoun restitue des trajectoires de restaurateurs africains et franco-maghrébins à New York, et F. X. Medina et al. nous font découvrir des restaurateurs latino-américains à Barcelone, ils nous rappellent que les migrants ne sont pas seulement des « travailleurs immigrés » (Gallissot, 1993) mais sont aussi des petits entrepreneurs. Et quand les étudiants chinois, marocains ou italiens, dont la position est relativement aisée et le parcours souvent bien contrôlé, atterrissent à l’Ecole Normale Supérieure de Lyon, Frédérique Giraud, avec qui ils ont partagé leur ressenti alimentaire, met en évidence les tensions ou les conflits que fait naitre leur rencontre avec les normes alimentaires des membres de la société française majoritaires (au sens sociologique du terme). En d’autres termes, la position relativement aisée de ces migrants comme leur parcours parfois mieux contrôlé ne leur économise pas de devoir négocier ces normes.
Mais le globalisme n’est pas le seul écueil idéologique à éviter. On doit également mettre à distance le nationalisme et ses diverses déclinaisons en matière alimentaire. La France, pays où il est vrai le discours gastronomique a depuis longtemps été un enjeu pour le pouvoir et les élites (Hubert, 2000, Spang, 2000), reste à cet égard un exemple éloquent. En septembre 2009, à l’Université d’été de l’Union pour un Mouvement Populaire (UMP)1, les médias ont surtout retenu les propos de Brice Hortefeux, Ministre de l’Intérieur, face à un militant UMP d’origine maghrébine ("Quand il y a en a un, ça va... C'est quand il y en a beaucoup qu'il y a des problèmes!") et moins la phrase « bienveillante » d’une déléguée à propos de ce même militant: «Il est catholique, il mange du cochon et il boit de la bière… » et Brice Hortefeux de répondre : «Il ne correspond pas au prototype... »2. Cette dame en voulant prouver la « bonne intégration » à la communauté nationale de ce militant dit «d’origine maghrébine» assénait l’argument alimentaire de manière définitive. Dix-huit ans plus tôt, en 1991, de la même façon, mais cette fois-ci pour souligner la distance et l’extériorité, Jacques Chirac, dans une réunion publique de la même famille politique, faisait référence aux bruits, mais aussi aux odeurs des « immigrés » (sous-entendu des cuisines) comme frontière olfactive indépassable ou problématique.
Face à ces situations, il ne s’agit pas de céder à la facilité de l’indignation ou de l’ironie, mais de se servir de ces interactions pour mesurer à quel point le politique, tout en faisant de la mobilité une valeur cardinale, sait utiliser l’altérité alimentaire pour marquer (dans un sens comme dans l’autre) les frontières gustatives de manière hiérarchisée et les présenter comme des sortes de frontières « nationales » inaliénables.
La croyance en ce type de frontière avait été questionnée par Annie Hubert dans un article publié en 2000 où elle posait une question presque iconoclaste dans le champ des études sur l’alimentation: « Le plat national existe-t-il ? ». En fait, nous disait Annie Hubert, l’idée d’un plat national existe avant tout dans le regard des autres. Quand on pense aux autres nations, on les associe à un plat emblématique qui sert (parfois) à conceptualiser leur supposée nature profonde: Choucroute des Allemands, pizza des Italiens, foie gras et escargots des Français, frites et moules des Belges, paella et omelette des Espagnols, poisson cru des Japonais. De ce point de vue on pourrait se demander si les migrants n’incarnent pas une altérité alimentaire « à domicile » qui permet, en creux, de construire les cuisines locales comme cuisines nationales3. En France ce point de vue a longtemps été relayé de manière paradoxale par le paradigme assimilationniste qui fait de la migration une rupture fondamentale dans la vie des migrants, une sorte de nouvelle naissance, et des pratiques alimentaires un critère d’intégration. La question alimentaire des “immigrés”, sans être centrale, revient régulièrement dans le débat public: Que l’on pense aux polémiques sur le sacrifice du mouton et à Brigitte Bardot, icône nationale d’un temps, qui en avait fait son cheval de bataille, mais que l’on pense également au couscous qui, dans les années 1980, est devenu un plat couramment consommé dans l’ensemble de la société française, au point que certains lui concède le titre de « plat national » (ou au moins de plat le plus consommé, ce qui par ailleurs n’a jamais été vraiment prouvé).
Au-delà des rhétoriques politiques et de leur capacité à instrumentaliser jusque la façon de manger, la question de l’adaptation des migrants mesurée à travers leurs pratiques alimentaires se retrouve dans nombre d’analyses sociologiques et anthropologiques. « Est-ce qu’ils mangent encore comme au pays ? », cette question, parfois anxieuse, est presque devenue, au moins en France, une habitude nationale de pensée pour réfléchir à l’alimentation des migrants même quand celle-ci est regardée sous l’angle du changement.
Les sciences sociales de cette époque ne sont pas étrangères à cette vision des choses. De ce point de vue, l’article programmatique de Manuel Calvo (1982), presque toujours cité sur ces questions et qui a le mérite d’avoir proposé l’objet, nécessite aujourd’hui d’être discuté. Il propose une approche en termes de styles alimentaires plutôt qu’en termes de structures comme une conception strictement Lévi-Straussienne aurait pu le faire. Il est vrai qu’au début des années 1980, les approches trop systémiques commençaient à douter et à faire douter. Cette approche a eu également le mérite d’attirer notre attention sur la variabilité du changement des pratiques alimentaires des migrants. Cependant cette tonalité non structurelle est tempérée par un recours à un vocabulaire qui peut faire penser à des structures sous-jacentes, ainsi M. Calvo assimile souvent “groupe migrant” et “groupe ethnique”4 (comme synonyme “d’ethnie”) ce qui peut présupposer un “système alimentaire” de départ stable d’autant que le terme “système alimentaire” est également utilisé dans l’article. Cette instabilité ou hésitation conceptuelle est une des contradictions de l’approche qui elle-même reflète celle d’une époque à la charnière de deux paradigmes. Dans ce cadre, la variabilité des pratiques alimentaires des migrants – toujours envisagée dans la société d’arrivée et pas ou peu dans la société de départ - est suggérée sous la forme d’une typologie à trois entrées : style dichotomique, style duel et style anomique. Sans rentrer ici dans les détails de chacun de ces styles, retenons que chacun d’eux est toujours pensé en relation exclusive avec « une culture d’origine » sous-entendu un système alimentaire d’origine «authentique», stable, voire immuable; relation qui serait analysée uniquement sous l’angle du conflit ou au contraire de l’enrichissement mutuel. Ce qui différencierait entre eux ces trois styles, c’est le degré et les formes d’hybridité entre les deux ensembles (société de départ/société d’arrivée, mais Calvo parle plus de groupe que de société) qui sont présupposés stables sans interroger leur construction et la place hiérarchique qu’ils occupent dans la société globale. Plus ponctuellement, la sociologue de l’intégration Dominique Schnapper (1986) sans en faire le « noyau dur » (expression qu’elle a utilisé à un moment pour d’autres faits culturels réputés « irréductibles ») insiste, comme beaucoup d’autres observateurs et spécialistes à cette époque, sur le fort attachement des migrants à « leurs » pratiques alimentaires. D’autres auteurs (Bouly de Lesdain, 2002 entre autres) ont parlé des pratiques alimentaires des migrants comme celles qui « résisteraient » le mieux, les dernières à « disparaître ». Cette vision des choses, plutôt culturaliste, jamais vraiment prouvée, s’est retrouvée au service d’une idéologie assimilationniste qui se légitime par la proclamation d’un universalisme, linéaire et presque téléologique. La chose est paradoxale car cette doctrine a par ailleurs des difficultés à prendre en considération les relations complexes que les migrants peuvent entretenir avec l’histoire sociale qui était la leur avant qu’ils ne migrent. Ces points de vue, et en particulier celui de Calvo, sans être homogènes présupposent cependant tous l’existence d’une cuisine « nationale » ou « ethnique» et, en creux, que les standards alimentaires nationaux ou ethniques soient peu sujets aux évolutions et aux transformations. En d’autres termes, les migrants arriveraient porteurs d’un modèle culinaire stable et symboliquement fort et devraient adopter le modèle de notre (nos) société(s) qui serait lui même également pensé comme stable et symboliquement fort. C’est cette contradiction – faire cohabiter dans une même représentation l’essentialisation des pratiques alimentaires antérieures à la migration et poser comme critère idéal d’intégration l’abandon de ces mêmes pratiques - qui est au cœur de bien des analyses sociologiques des années 1970/1980. Moment à partir duquel, en France, politiques et observateurs spécialisés se sont aperçus que l'immigration temporaire de travailleurs était également une immigration de peuplement. On a alors vu s’installer un débat sur l'immigration centré sur « la culture d’origine des immigrés »5; un débat que les politiques ont parfois investi en défendant une conception reposant sur une certaine irréductabilité des cultures autochtones et allogènes. Mais ce débat a eu lieu sans que, dans la plupart des cas, ne s’engage une véritable reflexion sur la vie sociale qui avait été celle des immigrants avant qu’ils ne migrent, ni sur leurs conditions réelles d’existence (hors travail) en France, où malgré quelques incitations au retour, ils allaient s’installer de manière durable avec leur famille.
Ce numéro d’AoFOOD a pour ambition d’ouvrir la voie à une perspective de recherche qui veut faire rupture avec ce paradigme dans lequel les migrants sont enfermés. Car du point de vue du sens commun, mais souvent aussi du côté des chercheurs, les migrants n’auraient d’autres alternatives que de se penser soit dans la continuité soit dans la discontinuité alimentaire.
L’historien et anthropologue Sydney Mintz (2002) en relevant les grandes contradictions (irrésolues) qui parcourent le champs des études sur l’alimentation, note le fait que les acteurs sont à la fois très attachés à leurs pratiques alimentaires, conservateurs en quelque sorte, mais en même temps ouverts au changement, voire à des changements spectaculaires et rapides. En faisant nôtre cette remarque, nous proposons au lecteur et à la lectrice de lire les seize articles ici réunis en jouant le jeu épistémologique d’une triple hypothèse. 1) En situation de migration “l’attachement” aux pratiques alimentaires de la première socialisation - la supposée continuité culturelle - ne doit pas être assimilé à une simple reprise ou reproduction des pratiques antérieures au déplacement migratoire ; (car dans ces situations les significations et les ressentis de ces pratiques alimentaires se reformulent et se renouvellent à des degrés divers) 2) L’adoption de pratiques alimentaires découvertes dans la société d’émigration - ce que l’on appelle discontinuité - a trés souvent des relations avec les pratiques alimentaires précédant l’acte de migrer et ne sont (et ne peuvent être) que rarement adoptées telles quelles. Ces “découvertes” peuvent être l’objet de pratiques créatives tant sur le plan culinaire que symbolique. Elles peuvent être assimilées à des formes d’action et d’émancipation qui ne peuvent pleinement se comprendre que si on les met en relation avec les premières socialisations alimentaires (religieux/non religieux, pénurie/abondance, etc.). Il faut également prendre conscience analytiquement que d’un point de vue émique cette distinction (continuité/discontinuité) n’a peut-être pas lieu d’être. On peut faire l’hypothèse qu’elle est avant tout le produit d’un regard extérieur aux acteurs qui, parfois, modifient leurs pratiques alimentaires en étant persuadés qu’ils continuent à manger comme “au pays” et d’autres fois sont sûrs de faire perdurer des modes alimentaires alors que ceux-ci, outre les inévitables modifications culinaires, sont investis de nouvelles significations. Poser cette hypothèse c’est aussi s’engager sur la recherche des catégories cognitives indigènes qui permettent à ces acteurs de situer historiquement leurs pratiques alimentaires et les mouvements qui affectent ces pratiques. Poser cette hypothèse, c’est donc s’engager à dépasser cette dichotomie (continuité/discontinuité) et chercher à proposer un cadre analytique alternatif. 3) Enfin ces deux hypothèses ne peuvent être pensées qu’en relation dialectique avec le “régime d’altérité” (Lopez-Caballero, 2011) qui a cours dans la société d’arrivée. Par “régime d’altérité”, il faut ici entendre l’ensemble des critères d’inclusion et d’exclusion - dont les normes alimentaires - qu’un Etat, et les membres d’une société, se donnent, à un moment historique donné, pour délimiter le « Nous » national, ce qui incite à tracer des frontières (alimentaires) avec ceux qui sont imaginés comme (partiellement) exogènes y compris parfois plusieurs générations après la migration. Dans le même esprit on peut également faire l’hypothèse que le concept d’ethnicité, entendu comme un rapport social producteur de distances et de hiérarchies entre des groupes, permet également de mieux comprendre comment les marqueurs alimentaires sont « fabriqués ».
15Les articles réunis ici montrent bien que quels que soient les pays et les types de migrations, les situations de déplacement et donc de contacts initient un processus de déconstruction puis de reconstruction alimentaire allant jusqu’à la mise en place de nouvelles formes élaborées de pratiques culinaires pourtant présentées ou vécues comme des “continuités” ou des “permanences”. Ainsi Jean-Pierre. Hassoun montre que certains restaurateurs migrants à New York vont jusqu’à théoriser eux-mêmes ce travail de déconstruction et que l’ethnographie des gestes et des mots par lesquels la déconstruction s’opère est un programme de travail en soi. Tandis qu’en Côte d’Ivoire, François Ruf analyse comment les migrants burkinabés vont, au fil de leur installation dans un contexte écologique en mutation, créer des cultures alimentaires originales et dynamiques tout en s’appuyant sur des savoirs hérités, pendant que les pratiques culinaires des majoritaires ivoiriens considérés comme autochtones vont elles aussi se modifier. Ce dernier exemple met en évidence que la culture alimentaire des migrants n’est pas la seule à se transformer dans un contexte historique où les migrations ont été valorisées par le président Houphouet Boigny. On retrouve cette dialectique allogène/autochtone du changement alimentaire dans presque toutes les enquêtes ici réunies, avec pour certaines, le paradoxe d’une inversion des représentations puisqu’à des périodes de rejet succèdent des périodes de séduction et d’adhésion comme avec les restaurants italiens à Sao Paulo, péruviens à Buenos Aires, les nourritures indiennes à Lima, ou le régime dit méditérranéen en Suisse. Ces derniers exemples montrent à quel point les frontières désignant ce qui est “dedans” et ce qui est “dehors” peuvent être instables et, comme nous en faisons l’hypothèse, tributaires de l’évolution des régimes d’altérité dans une même société. A ce niveau, on peut mettre en relation ces situations avec le concept “d’entrecroisement des cultures” proposé par Roger Bastide afin de mettre en évidence la réciprocité de l’échange, même s’il est vrai que les relations entre les individus et les cultures dont ils sont porteurs sont souvent asymétriques.
16Les articles ici réunis font bien apparaître que c’est dans les moments de ruptures alimentaires dûs à la transplantation que les discours de la «continuité» interviennent et jouent le rôle d’une sorte « d’idéologie de la compensation » (Bastide, 1970). L’article de Laurence Faure montre que les mouvements de contre-acculturation culinaire opérés par le «retour» - ou du moins vécu comme retour - à une cuisine «cacher», observés à Londres chez des couples descendants de migrants juifs askhénazes, empruntent aussi leurs système inconscients de représentation alimentaire à « la culture britannique» dominante dont ils supposent pourtant se distancier. Malgré les textes anciens auxquels se réfère le processus de distinction religieuse alimentaire, L. Faure montre avec force qu’il ne s’agit pas d’un «retour aux origines», mais d’un nouveau régime alimentaire rendu possible par le contexte politique britannique relatif aux identités minoritaires et l’ouverture récente d’écoles confessionnelles. Car, finalement, au-delà de la migration des grands-parents et de leurs pratiques alimentaires déjà forcément plus «fragmentées» que les générations suivantes ne le pensent, Laurence Faure insiste sur la dynamique contemporaine des pratiques alimentaires juives en fonction des parcours subjectifs de ces descendants de migrants qui ré-inventent de l’altérité par le biais du religieux aujourd’hui perçu par la société britannique comme une différence culturelle parmi d’autres. Pratiques par ailleurs valorisées au titre d’une diversité qui, en milieu urbain devient de plus en plus souvent un signe de “modernité”. Nous aurons plus d’une fois l’occasion d’y revenir en particulier en lisant les articles sur les restaurants.
Toutefois, les pratiques culinaires et alimentaires ne s’inventent pas à partir de rien. Elles s’inventent, comme le dirait Danièle Juteau (1999), en fonction des ressources économiques, de facteurs plus conjoncturels comme par exemple l'absence d’ustensiles ou de certains ingrédients, ou bien en fonction de l’offre d’un marché cacher ou halal, mais aussi des ressources symboliques alimentaires de ceux qui s’installent. Sans tomber dans l’essentialisme, il nous semble important de rappeler, toujours à l’instar de Danièle Juteau, comment l’alimentation intervient de manière pragmatique (question de survie) dans le processus de socialisation/humanisation d’un individu, mais aussi comment elle peut être ou non mobilisée (en tant qu’éléments symboliques) dans le cadre de relations interethniques hiérarchisées au moment de la migration. Finalement, ce que mettent en évidence les articles de Charles Edouard de Suremain au sujet des Boliviens rentrant d’Argentine ou de Chantal Crenn et als., au sujet des Maliens et des Sénégalais également “de retour”, c’est que, malgré la relation intime à l’alimentation liée à l’enfance et à un groupe familial, celle-ci se transforme profondément avec le temps, en fonction des espaces et des rapports sociaux auxquels elle est confrontée. Au moment du retour dans leur pays de départ, les marques alimentaires identificatoires choisies par les migrants se rapprochent des normes et des valeurs dominantes de la société où ils avaient immigré, même si l’adoption de ces normes et valeurs ne s’était pas faite sans conflits ni efforts, mais aussi parfois, sous le sceau du plaisir de la découverte car ces processus ne sont pas faits que de renoncements douloureux mais aussi d’expériences hédonistes. En d’autres termes, au Sénégal, au Mali ou en Bolivie, les pratiques alimentaires apprises au cours du parcours migratoire - résultat d’un entrecroisement toujours temporaire - supplantent au moment du retour celles intériorisées lors de l’enfance (l’abandon du piment au Sénégal par exemple ou la préférence pour le goût de la viande de boeuf plutôt que celui de la viande de lama en Bolivie) et peuvent devenir des pratiques distinctives, signes d’une supposée “modernité” attribuée aux pays d’émigration valorisée ou ambivalente.
A propos des migrants équatoriens à Santander, en Espagne, Diana Mata Codesal met en évidence comment «manger équatorien» dans l’espace domestique de l’entre-soi est effectué de manière inconsciente et considéré comme «normal» alors que dans les espaces publics collectifs, lors d’occasions festives, «manger équatorien» acquiert le statut d’une alimentation “équatorienne.” Toujours avec la même population, on voit que la question juridique, statut légal versus illégal, peut également jouer sur les significations alimentaires. Outre l’éloignement géographique de l’Espagne, par rapport à l’Equateur, qui rend difficile le convoyage d’aliments et en particulier l’interdiction de transporter de la viande crue, le statut légal des migrants équatoriens en Espagne rend plus aisé les voyages en Equateur et du coup ne nécessite pas l’envoi de colis réguliers mais seulement occasionnels. Aux Etats-Unis, le statut illégal des migrants rend impossible les retours occasionnels et rend le transport d’aliments par colis plus organisé. A Londres, le statut illégal des Equatoriens (migrations féminines de travail dans les métiers invisibles du nettoyage) lié à l’absence de “co-ethniques” engendre le rapprochement avec les pratiques alimentaires d’autres latinos (occasionnellement dans les restaurants), mais aussi l’adoption de ce qu’ils pensent être “manger anglais”.
Les articles ici réunis montrent avec force la capacité d’initiative (agency) des migrants-mangeurs même si celle-ci est plus ou moins sous contrôle dans le cadre de rapports sociaux asymétriques. Voir les choses sous cet angle remet l’individu au premier plan ce qui nuance bien des propos tenus jusque là sur les pratiques alimentaires comme héritage incontournable du groupe ethnique ou familial. La notion de patrimoine culinaire individualisé proposé par Frédérique Giraud à propos de la désynchronisation entre les sélections et créations alimentaires effectivement opérées et les rhétoriques des étudiants étrangers de “passage” à l’ENS Lyon va dans ce sens; elle souligne un aspect qui semble approprié pour les migrations étudiantes qui, par rapport à bien d’autres processus de migration, sont plus individualisées, mais bien connectées à l’environnement sociétal, compte tenu des institutions universitaires qui les accueillent
Seulement deux articles abordent la question de la santé des migrants. Notons cependant que ces dernières années ce thème est abondamment traité. Au Canada, citons Pillarella, Renaud et Lagacé (2007), en Grande-Bretagne, Macbeth et Shetty (2001). Les revues Alimentation et Précarité (2004) et Migrations Santé (2007) y ont consacré des numéros spéciaux. En France, le sujet bénéficie de nombreux financements publics (Crenn et als, 2007 et 2010, Rovillé-Sausse, 2001, 2003, 2005, 2007).
Le premier des articles traite de la confrontation des normes alimentaires, sanitaires et corporelles entre des migrants de retour au Sénegal et au Mali et leurs familles qui y sont restées (Crenn et als.). Le deuxième, Salvatore Bevilacqua, à la suite de l’historien américain Harvey A. Levenstein (1996:847), traite des normes alimentaires d’un point de vue historique à travers les politiques nutrionnistes dédiées, hier et aujourd’hui, aux “immigrés” italiens en Suisse et aux Etats-Unis. Loin de nous renseigner uniquement sur ce que mangeaient les Italiens aux Etats-Unis à cette époque, l’article de Bevilacqua permet en creux, de saisir ce qu’est la norme alimentaire pour des majoritaires qui veulent impulser ainsi un ordre moral et économique. En éduquant les immigrants italiens aux principes de la New Nutrition, “tels que l’équivalence chimique entre toutes les protéines et l’identité des bienfaits procurés par les haricots et le bifteck” (Levenstein, 1996: 847), nutritionnistes, travailleurs sociaux et spécialistes en économie domestique espéraient que les masses dépenseraient davantage d’argent dans l’habillement, le logement et que ce bien-être empêcherait les idées anarchistes ou socialistes de se répandre. De même, dans le contexte suisse, alors qu’ils sont placés en marge de la société par une réglementation stricte, ces travailleurs étrangers et temporaires, qui ne pouvaient être présents sur le territoire que seulement neuf mois, sont sans cesse renvoyés, dans le champ médical, à leur étrangeté alimentaire, au point que les médecins leur attribuent des maladies spécifiques.
Impossible à la lecture de l’article de Salvatore Bevilacqua de ne pas faire le lien avec la place de l’alimentation des “immigrés” dits “africains” ou “maghrébins” en France. Comme nous l’avons signalé plus haut, dans le contexte idéologique français relatif à «l’immigration» et à la «santé» (Crenn, 2000, Fassin, 2000, Kotobi, 2000) l’idée que l’identité alimentaire va «naturellement» de pair avec l’identité nationale ou régionale est relativement courante. Il est également fréquent que des « pathologies d’adaptation» (maladies cardio-vasculaires, surcharges pondérales liées à l’alimentation) soient traduites comme le résultat des difficultés rencontrées par les «migrants » dans la confrontation avec les pratiques alimentaires de la société d’immigration. L’article de Chantal Crenn, Anne-Elène Delavigne et Isabelle Téchoueyres montre à ce propos comment se caractérise la situation de minoritaire vécue en France par les Maliens et les Sénégalais tout en soulignant leur capacité d’action (agency) à travers le lien qu’ils établissent, lors des retours aux pays de départ, entre “alimentation africaine” et santé. Outre le rôle de passeurs de normes sanitaires et alimentaires endossé par ces migrants, les trois anthropologues mettent d’abord en évidence comment se sont transformées les pratiques alimentaires des familles de ces migrants à Dakar et Bamako au cours des dernières années. Contrairement aux idées reçues qui, en la réifiant, font de “la cuisine africaine” une cuisine grasse, lourde, rustique, l’article apporte des données sur les réajustements constants pour définir le “bien manger”. Les migrants de retour ne sont pas les seuls à véhiculer les normes alimentaires occidentales. On mesure ici l’impact des politiques étatiques, mais aussi des bailleurs de fond et des ONG sur le contenu du bol des bamakois ou des dakarois. Les comportements alimentaires au moment du retour des migrants dans leur famille peuvent se lire comme un jeu à trois mais où les cartes sont inégalement distribuées: modèle de l’émigrant/ modèle de la famille/ modèle des institutions étatiques et/ou non gouvernementales. Enfin, cet article met en évidence combien l’ethnicité de ces migrants sénégalais ou maliens n’est pas une donnée fixe, mais bien un rapport social en construction. En rentrant au pays, surtout s’ils ont été absents longtemps pour cause de clandestinité ou de manque de moyens, ils constatent les écarts alimentaires entre “nous” installés en France et “eux” restés au pays. Au moment des échanges culinaires, les identités “sénégalaises” et “maliennes” des uns comme des autres se trouvent alors reformulées à la lumière de nouveaux rapports sociaux. En France, dans le cas des migrants “sénégalais” et “maliens”, les processus d’acculturation alimentaire nourrissent et accompagnent la reformulation de la différence culinaire avec les majoritaires, mais aussi les autres minoritaires (la question du halal par exemple entre musulmans venus d’Afrique du Nord et Subsaharienne). Au pays, les frontières nationales ou ethniques sont reformulées, provoquant parfois des quiproquos alimentaires dans les critères du “bon manger” entre migrants et autochtones.
Bien qu’une seule phrase y fasse référence dans notre appel à contributions, ce n’est pas moins de sept articles qui font des restaurants - destinés à un public lui-même “immigré” et/ou à une clientèle issue des populations majoritaires du pays - leur objet central ou partiel. Il est vrai que l’intérêt pour l’histoire et la sociologie du restaurant en général est relativement récente (Finkelstein 1989, Watson 1997, Warde et Martens 2000, Spang 2002, Berriss et Sutton 20076, entre autres), et que le croisement avec la question migratoire offre une littérature encore plus clairsemée (Garnier 2006, Medina 2002, Ray, 2007 et 2009, Liu 2009). Beaucoup de choses sont donc encore à découvrir.
Janine Collaço adopte une perspective historique (début du siècle XXème jusqu’à aujourd’hui) pour nous parler de restaurants tenus par des immigrés italiens à Sâo Paulo. Gloria Sammartino adopte un point de vue similaire, mais sur une période beaucoup plus courte (une dizaine d’années) pour nous parler des restaurants péruviens à Buenos-Aires. Julie Garnier et Jean-Pierre Hassoun ont choisi une approche plus synchronique, utilisant l’ethnographie intensive et micro-localisée pour nous entretenir, la première, des restaurants tenus par des migrants africains dans des petites villes françaises comme Angoulême, La Rochelle ou Poitiers, tandis que le second traite des restaurant africains ou franco-maghrébin à New York. Tandis que F.X. Medina et als nous font découvrir comment, à Barcelone, un marché de quartier qui il n’y a pas si longtemps devait incarner un extrême du localisme alimentaire se voit bouleversé par la venue de restaurateurs latino-américains. A cela s’ajoute encore un autre point de vue synchronique avec la contribution de Raul Matta sur des Chef péruviens partis se former en Europe ou aux Etats-Unis avant de revenir à Lima ouvrir des restaurants de « cuisine fusion à base autochtone». Enfin, Clara Lecadet à partir d’une enquête rendue possible par ses liens étroits avec des associations militantes, traite des restaurants ouverts par des migrants africains dans des villes frontières du Nord Mali et dédiés à d’autres migrants africains expulsés d’Algérie qui se retrouvent en situation de forte dépendance avant de pouvoir retourner dans leur pays.
Ces enquêtes se sont déroulées dans des métropoles politiques ou culturelles (Sâo Paulo, Buenos Aires, New York, Lima, Barcelone), dans des villes de la région Poitou-Charentes, voire, dans des capitales régionales du Mali, qui comptent tout de même chacune environ 100 000 habitants. Au-delà de leur diversité contextuelle, les situations rapportées sont toutes le fruit d’initiatives individuelles en milieu urbain, excepté le cas limite de C. Lecadet où le mouvement associatif joue un rôle. Certains de ces restaurants ont été, ou sont encore, principalement destinés à des migrants, comme à Sâo Paulo, à Buenos Aires ou dans les villes du Nord Mali ; et ils répondent alors pour une part à des besoins sociaux. Ils sont une sorte de ghetto, au sens de Wirth (1928/1980), c’est-à-dire un espace auto-ségrégé et auto-protecteur, mais situé dans l’espace public. Il s’agit là d’une des spécificités du restaurant “immigré de première génération”, comme le sens commun pourrait le désigner.
Au fur et à mesure de l’évolution sociologique du groupe migrant, mais aussi au fur et à mesure de l’évolution des idées et des normes de la société d’arrivée en matière d’altérité, cet espace a tendance à se dissoudre ou à s’ouvrir à d’autres populations qui, peu avant, hésitaient à pénétrer dans ces établissements. Elles sont attirées par ce qui devient un exotisme de proximité participant souvent d’un processus de gentrification des quartiers où ces restaurants sont localisés. Au point qu’aujourd’hui, de nouveaux migrants décident dès leur arrivée ou peu après7 d’ouvrir des restaurants où ils proposent à l’ensemble de la société des nourritures ressenties comme venues « d’ailleurs ». Par exemple, celles des fast ethnic food (les kebabs à Paris ou Berlin en sont un des meilleurs exemples) ou bien celles qui ciblent certains milieux de centre-ville qui aiment à se dire cosmopolites. La variation des représentations liées au “restaurant immigré” et aux nourritures qu’il offre s’inscrirait dans un cycle qui semble être de plus en plus court : du rejet à la méfiance, de la curiosité à la séduction et l’adhésion, du cosmopolitisme à l’habitude. Mais le temps qui sépare chacune de ces étapes ne semble guère prévisible, tant il semble lié au “régime d’altérité” de chacune de ces sociétés lui-même, pouvant rapidement évoluer comme nous le montre la force du vent globaliste qui souffle depuis les années 1990. Ce courant incite (il s’agit presque d’une injonction…) chaque Etat-Nation, chaque région, chaque capitale ou chaque municipalité qui prétend jouer un rôle sur le scène de la “modernité” à afficher une vitrine (multi) culturelle. Quel qu’en soit le rythme, à Sâo Paulo, à Poitiers ou à Angoulême, à Buenos Aires ou à New York on assiste aujourd’hui à des (ré)investissements symboliques sur les restaurants qui proposent des nourritures identifiées italiennes, africaines, péruviennes ou franco-maghrébines. Le stigmate peut toujours s’inverser. Le « restaurant immigré » devient alors « restaurant ethnique » et participe pleinement de « l’économie symbolique des villes » (Zukin, 1995). Il est un centre de consommations matérielle et idéologique au sein d’univers urbains où l’alimentaire hors foyer occupe une place de plus en plus importante quelles que soient les classes sociales considérées.Le « restaurant immigré » devenu « restaurant ethnique » peut être chic ou populaire, de temps ou tempsles deux à la fois.
Mais cela signifierait-il que la force des préjugés et des inhibitions en matière alimentaire n’existent plus dans ces villes « accueillantes » ? Disons d’emblée que répondre à cette question nécessiterait de mieux comprendre les comportements intimes des citadins mangeurs d’exotisme (Régnier 2004, Hassoun et Raulin,1995) et qu’à ce niveau des enquêtes détaillées et en situation restent à faire. On peut cependant aller au plus près de la fabrique du restaurant (la trajectoire du restaurateur, son décor, son menu) et alors les résultats sont tout autres que la mise en acte d’un ethos cosmopolite guidé par le désir de goûts inconnus. C’est ce que font ici, parallèlement, J. Garnier et J.-P. Hassoun, en proposant de questionner les conditions nécessaire à la consommation effective des altérités alimentaires. On s’aperçoit alors qu’il est nécessaire que les goûts venus d’ailleurs (et valorisés en tant que tels) soient adoucis, mis en forme symboliques et mis aux normes nutritionnelles. En effet, parallèlement à la valorisation rhétorique de la diversité qui règne dans ces villes omnivores, les méfiances alimentaires d’un point de vue sanitaire y deviennent prégnantes. On peut parler ici d’un mouvement de professionnalisation, de marchandisation et de gentrification d’une altérité alimentaire toujours plus ou moins contrôlée.
Raul.Matta nous le montre aussi en décrivant comment des Chefs cuisiniers, issus de la bonne société d’origine européenne de Lima vont se former à l’étranger dans des institutions culinaires classiques. Là-bas, ils découvrent l’intérêt professionnel de savoir jouer de la bio-diversité de la faune et de la flore locale; une fois retournés dans leur pays, ils inventent à partir de la bio-diversité autochtone, (c’est-à-dire indienne), dont ils ignoraient tout jusque-là, des plats mis en forme selon les canons de la « grande cuisine ».
La migration permet à ces élites de “faire” des normes et de lancer des modes alimentaires dans la ville. Mais est-ce toujours un privilège des élites migrantes ? Pour revenir à l’espace social du restaurant, celui-ci nous rappelle que les migrants ne sont pas que des acteurs passifs luttant pour leur adaptation alimentaire, mais peuvent être aussi - au moins certains d’entre eux - des passeurs qui introduisent des goûts dans les sociétés d’émigration et savent jouer, parfois malicieusement, des narcissismes urbains avides de tout connaître sans toutefois prendre de risques excessifs. Medina et als. montrent aussi ce rôle de passeurs dans l’espace du marché de l’Abaceria Central de Gràcia à Barcelone, où l’introduction des “goûts et des produits migrants” participe d’un double processus d'interaction et d'hybridation: avec la société locale (elle-même de provenances variées), mais aussi entre les différents populations migrantes, compte-tenu de la proximité entre eux des restaurants du marché. La clôture du marché couvert n’est qu’apparence architecturale et n’empêche pas les circulations internes et externes.
Même dans le cas dramatique rapporté par C. Lecadet, à l’extrême opposé des situations d’abondance alimentaire que connaissent les grandes villes, quand des migrants maliens ont l’idée de monter des restaurants de fortune pour d’autres migrants expulsés en situation de précarité alimentaire, le restaurant devient un espace public de survie et de secours – un contre-dispositif comme dit Lecadet - et sa création un acte d’indépendance. Sous d’autres cieux urbains plus cléments, il reste un projet de mobilité sociale et économique, certes réservé à quelques uns, mais toujours dans l’espace des possibles… et des espoirs.
Pour finir, ouvrons une fenêtre sur l’intimité alimentaire du couple. Christie Shields-Argelès a enquêté sur les pratiques alimentaires des couples mixtes franco-américains résidant en France puis aux Etats-Unis en insistant pour cet article sur les femmes américaines mariées à des Français, tandis que Fong-Ming Yang s’est penché sur des couples franco-taïwanais installés en milieu urbain à Taiwán en insistant sur les homme français mariés à des chinoises. Ils ont peut-être ouvert un thème de recherche prometteur. En effet, jusque-là, les sociologues des couples mixtes ne s’étaient pas intéressés, au-delà de l’anecdote, à la commensalité conjugale. La lecture de ces deux articles fait émerger un enjeu spécifique à ces situations car la confrontation avec les normes alimentaires du conjoint est aussi, pour l’autre partenaire, la confrontation avec les normes alimentaires de la société globale dans laquelle le/la migrant(e) doit s’intégrer. Cette confrontation, sans échappatoire possible, - là est sans doute la spécificité de la situation - présente un double risque : le risque d’un conflit voire d’une séparation avec son épous(e), mais aussi le risque d’une sorte d’échec à intérioriser les normes alimentaires de la société englobante et de s’y sentir marginalisé. Une sorte de double peine.
Ce double enjeu explique peut-être, surtout dans les couples franco-américains, que cette confrontation puisse être parfois quelque peu dramatisée. Les Américaines avec lesquelles Christie Shields-Argelès a longuement parlé, tirent de cette rencontre avec la cuisine française un sentiment d’infériorité (lors d’interactions en France) ou de supériorité (lors de retours aux Etats-Unis). Au point que l’anthropologue retrouve cette expérience au centre de la mise en intrigue du récit que ces femmes (se) et ces mères font de leur vie, de leur self ; comme si, au niveau le plus individuel, le sentiment d’intégration ou d’exclusion passait par la maîtrise ou le rejet de certaines manières de table et de certains savoir-faire culinaires. Le fait est d’autant plus frappant qu’il s’agit d’une population socialement protégée, ce qui ne l’empêche pas d’être parfois déstabilisée par son environnement relationnel qui ne leur pardonne aucune faute de « goût ». On mesure ici, encore une fois, la « puissance des normes » (Macherey, 2009) gastronomiques françaises qui socialisent, intègrent ou excluent selon les situations. N’y aurait-il pas là comme la preuve du caractère performatif des discours politiques que nous mentionnions en ouverture de cette introduction ?
Mais alors, la situation de mixité conjugale peut-elle être lue comme la confrontation de modèles culinaires nationaux, supposés être incarnés par chacun des conjoints ? Fong-Ming Yang ne va pas dans ce sens ce qui montre encore une fois l’importance des situations dans lesquels la commensalité est observée. En considérant surtout des hommes, Français expatriés mariés à des taïwanaises, il n’a pas recueilli des invocations, ni même des évocations, du parapluie gastro-symbolique français. Et du côté de leur épouse chinoise il n’a pas recueilli de discours culinaires nationalistes ou ethnicistes, mais plutôt, pour reprendre les termes de son titre, des tensions, des ambivalences, des arrangements individuels. On peut expliquer cette individuation par l’éloignement du territoire national qui rend moins collectives certaines habitudes alimentaires ; on peut aussi l’expliquer par une variable de genre puisque F.-M. Yang a surtout considéré des hommes (français) donc supposés moins investi d’un rôle nourricier dans la maisonnée. Mais quand il évoque les repas dans la belle-famille chinoise, les Français expatriés prennent la mesure de la force des normes gastronomiques locales qui ne sont pas nécessairement nationalement ou ethniquement étiquetées, mais auxquelles il faut se plier sans contestation possible.
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Notes
1 L’UMP est un parti situé à droite de l’échiquier politique français qui a fusionné en 2002 les trois composantes de l’actuelle majorité présidentielle.
2 http://www.dailymotion.com/video/xafxrd_quand-brice-hortefeux-derape_news
3 On pourrait également citer les récents «Grands apéritifs Républicains» et autres « Apéros géants saucisson et pinard » qui veulent rassembler des mangeurs de porc et alcool dans le but de « reprendre la rue » aux musulmans qui prohibent ces produits. Tous ceux appelés à se tenir dans des quartiers à forte présence étangère ont été interdits par les Préfectures de Police ; un seul a été autorisé à se tenir sur la Place de la Bourse à Paris en septembre 2010.
4 Dans le champ de la recherche des relations interethniques et des migrations internationales, « groupe ethnique » est utilisé aujourd’hui de manière différente de celle de Calvo. On lui préfère une signification non substantielle c’est-à-dire plus dynamique et plus processuelle. La référence à l’ethnique ne signifie plus nécessairement une étude des relations entre « ethnies », mais implique de s’interroger sur les rapports sociaux sous-jacents aux labellisations et classements « ethniques » et à leurs conséquences dans le champ des pratiques sociales et politiques.
5 A ce sujet on peut se reporter à l’ouvrage d’Abdel Malek Sayad (1978).
6 On trouvera dans l’introduction à ce livre collectif un premier essai de recensement chronologique de la littérature en anglais sur ce point.
7 En général le restaurateur est lui-même un migrant mais il peut être aussi parfois fils ou fille de migrants ou arrière-petit-fils ou petite-fille de migrants donc de la nationalité du pays où il travaille. Cependant il ne vient pas nécessairement du pays auquel le restaurant est associé ; ainsi en Europe, à Paris ou à Barcelone par exemple, des restaurants « japonais » qui diffusent des sushis sont souvent gérés par des Chinois fraîchement arrivés.
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