Maurice Aymard
Henri Bresc
Nourritures et consommation en Sicile entre XIVe et XVIIIe
siècle
In: Mélanges de l'Ecole française de Rome. Moyen-Age, Temps modernes T. 87, N°2. 1975. pp. 535-581.
Résumé
Maurice Aymard, Henri Bresc, Nourritures et consommation en Sicile entre XIVe et XVIIIe siècle, pp. 535-581.
L'étude systématique, sur la longue durée de l'alimentation sicilienne, révèle, derrière l'équilibre, fragile mais durable, de
l'association pain/companage, une double série de transformations. Les unes conjoncturelles: l'optimum carné de la fin du Moyen
Age, réduit à ses justes dimensions; les progrès du vin au XVIIe siècle. Les autres de plus grande portée: le lent passage du pain
aux pâtes; l'écart renforcé entre une nourriture populaire à base de grains, et une alimentation « bourgeoise » et urbaine,
enrichie par de larges apports de viande, de produits laitiers, de légumes et de fruits.
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Aymard Maurice, Bresc Henri. Nourritures et consommation en Sicile entre XIVe et XVIIIe siècle. In: Mélanges de l'Ecole
française de Rome. Moyen-Age, Temps modernes T. 87, N°2. 1975. pp. 535-581.
doi : 10.3406/mefr.1975.2338
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/mefr_0223-5110_1975_num_87_2_2338
NOURRITURES ET CONSOMMATION EN SICILE
ENTRE XIVe ET XVIIIe SIÈCLE*
Maurice Aymaed
Directeur des Etudes à l'Ecole
Henri Bkesc
Ancien Membre de l'Ecole
Pour placer quelques jalons à l'intérieur d'une aussi longue durée,
nous avons dû tour à tour mettre en cause toutes les sources familières,
avant le XIXe siècle, aux historiens de l'alimentation. Ceux-ci sont en
effet rapidement passés, en ce domaine, de la pénurie à l'abondance,
mal tempérée par une lecture tantôt trop complaisante, tantôt exces
sivement critique. Le vrai problème se situe sans doute à un autre ni
veau: il faut rendre comparable, dans le temps et l'espace, des docu
ments toujours indirects et hétérogènes. Aussi s'agit-il moins de les ac
cepter ou de les refuser que de les classer. Trois approches principales,
* Abréviations (archives)
Barcelone
Catane
Madrid
Malte
Naples
Palerme
Rome
Turin
MEFRM 1975, 2.
ACA
ASCC
AHN
BNM
RML
NA
ASN
ASP
ACP
BCP
ASV
AESI
AST
Archivo de la Corona de Aragon
Archivo Storico del Comune di Catania
Archivo Historico Nacional
Biblioteca Nacional de Madrid
Royal Malta Library
Notarial Archive
Archivio di Stato di Napoli
Archivio di Stato di Palermo
Archivio del Comune di Palermo
Biblioteca Comunale di Palermo
Archivio Segreto Vaticano
Archivum Romanum Societatis Iesu
Archivio di Stato di Torino
36
536 MAURICE AYMARD - HENRI BRESC
suivant des exigences et des critères différents, ont inspiré les regroupe
mentspr oposés ici.
1 - La dimension et la composition des groupes sociaux considérés.
D'un côté des sources globales. Des inventaires des récoltes et des
besoins, sur le modèle de ceux que l'administration fait effectuer en Si
cile à partir du milieu du XVIe siècle. Les prévisions, ou même les comptes
de gestion, des annones urbaines. Le contrôle des entrées, des sorties
ou des ventes, accompagné ou non de la perception de taxes sur les échan
geset la consommation (gabelle, tratte), que prélèvent par affermage ou
par gestion directe l'Etat, les seigneurs ou les municipalités. Ces docu
ments permettent, par une approche statistique, de déterminer, même
grossièrement, des moyennes alimentaires valables pour l'ensemble d'une
population, toutes catégories d'âge, de sexe et de fortune mêlées — ,
donc comparables, au moins en théorie, avec certains chiffres modernes.
Mais elles cumulent deux défauts. Celui de privilégier les villes par rap
port aux bourgs et aux campagnes, la consommation commercialisée par
rapport à une autoconsommation majoritaire. Celui, connexe, de privi
légier certains produits taxés (viande de boucherie, vin) par rapport à
d'autres, qui, quoique d'importance alimentaire au moins égale, restent
dans l'ombre: fromages et produits laitiers, légumes, fruits, etc.
On sera donc tenté d'isoler des ensembles plus limités. Normalement
des collectivités d'adultes, avec une nette suprématie masculine: sémi
naires et collèges, couvents, flottes et armées, troupes de journaliers
agricoles. Plus rarement des familles ou des isolés. On en connaît tantôt,
par leurs comptabilités, les nourritures effectives — ou les seuls achats
sur le marché; tantôt les normes alimentaires — rations militaires, règles
conventuelles, pensions des veuves ou des chanoines.
Plus restreinte, mais plus précise, cette démarche permet à la fois
de dresser des bilans alimentaires chiffrés, en poids et en prix, avec une
sûreté suffisante pour proposer des bilans caloriques, au moins approxi
matifs. D'esquisser une sociologie de l'alimentation: des « conduites al
imentaires et culinaires », fixées par la tradition et l'habitude, apparaissent,
les unes suivies par toute la communauté, les autres propres à chaque
groupe social; elles n'évoluent qu'avec lenteur, dans des directions tantôt
parallèles, tantôt opposées. De nuancer enfin ce que pourrait avoir de
trop schématique un modèle de la consommation globale, donc de la
production agricole, fondé sur les seuls chiffres de l'annone ou les seuls
revenus des octrois.
NOURRITURES ET CONSOMMATION EN SICILE ENTRE XIVe ET XVIIIe SIÈCLE 537
2 - La signification nutritionnette: supply et consumption.
Cette approche historique recoupe en partie, mais en partie seule
ment, la distinction, fondamentale pour une étude quantitative de l'al
imentation, entre disponibilités et consommations. Parmi les premières
on classera sans hésitation les états des récoltes (disponibilités à la pro
duction), les statistiques des importations ou des octrois urbains, les
stocks et achats officiels (d. au stade de gros), les rations des armées et
des flottes, les règles des couvents et des séminaires, les distributions
gratuites ou onéreuses par les administrations municipales, les pensions
alimentaires (d. au stade du détail).
Les consommations effectives apparaissent à l'occasion, mais assez
rarement, pour une population entière: ainsi à travers certaines taxes
sur la vente au détail (gabelle a minuto) du vin, de la viande, des salai
sons, ou même à travers l'impôt sur la mouture du grain (macina), gé
néralisé en Sicile à partir de 1560-70. Plus fréquemment, elles ne concer
nentq ue des groupes sociaux et démographiques limités dont nous avons
conservé les comptabilités. Leur valeur d'échantillon devra toujours être
définie, en fonction du niveau de fortune (tables aristocratiques, bour
geoises ou populaires), de la composition par âge ou par sexe (collectivités
d'adultes ou familles normales), du travail demandé ou fourni (étu
diants, domestiques ou travailleurs agricoles), de la période observée
(nourriture régulière ou exceptionnelle, par exemple au moment des
moissons).
Des disponibilités aux consommations, les écarts dérivent de l'iné
galité de la distribution (liée à son organisation technique et commerciale
et à l'inégalité sociale), des pertes de stockage, des fraudes des intendants
militaires, mais aussi du type de préparation culinaire: l'exemple du
pain montre une perte minima normale de 15 à 20% des calories, même
pour le pain noir, par rapport au blé ou à la farine, et confirme que le
passage des bouillies au pain a été, historiquement, un gaspillage et un
luxe. Mais des écarts identiques se retrouveraient jusque parmi les con
sommations: inégalités de distribution dès que la collectivité étudiée
n'est pas socialement et démographiquement homogène, écarts entre le
produit tel qu'acheté et sa partie comestible (viandes et poissons, légumes
et fruits), pertes entre le niveau du détail et le niveau physiologique
(aliments avariés, déchets d'assiettes). A la limite, ces consommations
que l'on voudrait effectives redeviennent des disponibilités: on pensera
aux mensonges ou aux fraudes de comptabilités toujours en ordre, ou
aux amoncellements pantagruéliques, faits pour être vus plus que pour
être mangés, des tables aristocratiques.
538 MAURICE ATMAED - HENRI BRESC
3 - La structure du régime alimentaire.
L'inertie tendancielle de la production agricole favorise (malgré
l'irrégularité des quantités, en fonction des récoltes) la stabilité des
moyennes, qui ne varient qu'avec lenteur. Entre les diverses composantes
de l'alimentation, on décèle aisément des constances, des dominantes,
des points de résistance ou de plus grande faiblesse: soit autant de seuils
que permet souvent d'éclairer une information même incomplète ou
partielle. Ce qui conduit à mesurer nos ambitions, et à renoncer à des
conversions trop précises en calories ou à des estimations toujours dou
teuses des apports en vitamines ou en éléments minéraux. Mieux vaudra
mettre l'accent sur ce qui est accessible, car à la portée des sources dis
ponibles:
— l'apport en céréales, qui fournissent la majorité des calories, et
leur part dans l'alimentation globale: niveau moyen, régularité, oscil
lations ;
— l'apport en calories et en protéines d'origine animale, à condi
tion de ne pas les réduire à la seule viande de boucherie: la part des fr
omages et des produits laitiers ne saurait être minimisée;
— la présence, même minime, des légumineuses, « viande du pau
vre » ;
— le niveau et la qualité de l'apport protéique global: le déficit
en lysine de la protéine du blé doit être comblé par un minimum de 20
à 22% d'autres protéines d'origine végétale (légumineuses) ou animale;
— la place du vin et des boissons alcooliques;
— les sources de matières grasses parmi lesquelles les nourritures
végétales et animales jouent longtemps un rôle important; le progrès
des graisses, beurres et huiles (« lipides libres ») est en effet un phéno
mène récent qui bouleverse complètement la composition et le volume
de l'apport lipidique.
1 - Stabilité dit blé
1.1 - La domination du froment.
A l'échelle italienne, le sicilien fait figure de privilégié. Alors que
les populations rurales, de la Sardaigne à la Vénétie et à la Calabre co
nsomment largement céréales secondaires (« menus blés »), légumes et
NOURRITURES ET CONSOMMATION EN SICILE ENTRE XIVe ET XVIIIe SIÈCLE 539
châtaignes, et que le grano apparaît souvent comme un luxe de riches
et un luxe urbain, le paysan sicilien se nourrit normalement de blé.
La consommation de l'orge n'est, dès la fin du Moyen Age, plus
attestée que dans l'archipel maltais (où cette céréale résistante est bien
adaptée au climat), mais l'orge a joué sans doute un rôle plus vaste avant
les dernières années du XIIIe siècle: on le trouve, sous Frédéric II, as
socié au froment dans la consommation des esclaves de la Cour à Lentini
et Augusta (1239); à Malte, en 1240, les serfs royaux ne reçoivent que
de l'orge, tandis que les soldats mangent du froment. Il est encore donné,
en 1467, à Malte seulement, aux travailleurs dans la proportion d'une
salme grosse (343 litres) pour deux salmes générales (550 1.) 1· A l'époque
moderne il reste le recours des temps de disette. En 1671-72 le « peuple »
de Caltagirone — la gente poverissima — mange du pain d'orge pendant
plusieurs mois 2. Mais il s'agit d'une exception, enregistrée comme telle:
les cas où l'on doit donner aux porcs le blé qui pourrit, faute d'acheteurs,
sont au total plus fréquents. Et l'on boude même les «moutures»: en
1811, tel grand seigneur devra « conseiller » aux jurats de son bourg de
« mêler au blé, dans la panification, un peu d'orge » 3. Quant aux légumes,
fèves, pois chiches, haricots (fagioli), ils n'entrent guère que dans les
soupes (minestre): une seule mention de farine de fèves, le macio, une
citation d'un instrument de cuisson approprié et un surnom (ironique1?),
Maniamaccu.
Cet attachement populaire pour le blé sera dénoncé à la fin du XVIIIe
siècle par tous les apôtres de la révolution agricole comme bloquant la
diversification nécessaire de la production: le peuple de Sicile, ce têtu,
ne veut, écrit Balsamo 4 « manger absolument rien d'autre que du pain
de bon froment, et n'éprouve que répugnance et dégoût pour tout autre
aliment qu'on pourrait lui substituer ». Eeproche que l'on fera encore,
en 1893, au petit peuple de Naples, qui, malgré les bas salaires, refuse
d'abandonner le blé pour le maïs ou le seigle 5. Ce qui ne l'empêche pas
de « manger des herbes » et de mourir de faim en temps de disette.
1 Alphonse Huillard-Breholles, Iìistoria diplomatica Federici Secundi,
Paris, 1852-61, t. V, p. 509. Edward Winckelmann, Acta Imperii inedita,
Innsbruck, 1880-85, p. 713. Malte, N.A., Not. P. Bonello.
2 G-iuseppe Pardi, Un Comune della Sicilia e le sue relazioni con i domi
natori dell'Isola, dans Archivio Storico Siciliano, XXVII, 1902, pp. 38-109.
3 Giuseppe Sorge, Mussomeli dalVorigine alV abolizione della feudalità,
Catane, 1916, t. II, p. 229.
4 Paolo Balsamo, Memorie economiche e agrarie riguardanti il regno di
Sicilia, Païenne, 1803, pp. 93-94.
5 W. Mocclii, I moti italiani del '98, Naples, 1901, p. 49.
540 MAURICE AYMARD - HENRI BRESC
1.2 — Monoculture du blé.
Cette faible importance de l'orge, normalement réservé aux mulets,
est confirmée par tout ce que l'on sait de sa place dans la production
agricole. C'est en réalité le terme d'une évolution qu'ignorait une his
toire fascinée par le modèle du « grenier à blé », de la Sicile de Verres
et de Carcopino: lors de la Guerre des Vêpres encore, l'intendance exige
22245 salmes d'orge, pour 15680 salmes de froment seulement, d'ailleurs
fort inégalement réparties sur les trois Valli (le Val de Mazzara fournit
les deux céréales en quantités égales, les Valli montagneux de Noto et
de Demone deux tiers d'orge pour un tiers de froment). Si l'on table sur
un prélèvement proportionnel (5% comme en 1396, pendant l'autre in
vasion catalane), on déduit que trois Siciliens sur cinq mangeaient du
pain d'orge en 1282. Sans doute doit-on corriger cette évaluation: les
terrages semblent indiquer que l'orge n'a pas dépassé 45% de la produc
tioncé réalière au XIIe siècle (Marsala); au XIVe, il se fixe partout entre
25 et 30%, et au XVe il n'atteint plus 33% qu'à Noto, Catane, Trapani
et dans les Madonies. Après 1500 au contraire, il n'apparaît plus guère,
sauf dans certaines régions (plaine de Catane), dans les terrages. Son
association normale avec le blé ne prend jamais l'aspect d'un système
d'assolement, et la place que l'on serait tenté de lui accorder, aux XVIe-
XVIIe siècle, d'après les comptabilités agricoles (1/6 à 1/8 de la produc
tioncé réalière) correspond bien à la situation de la mi-XIXe siècle (1/5
à 1/6) i.
Seule exception à cette monoculture du blé, le germano, variété de
seigle, cultivé avec le blé sur les terres pauvres du nord-est, comme en
Calabre. Dans ces mêmes régions le développement du châtaignier, après
1650, a pu avoir une signification alimentaire. Les cours de la soie, prin
cipale culture commerciale de la région, baissent depuis 1610, les expor
tations plafonnent vers 1650-60 pour s'effondrer rapidement ensuite: dans
ce contexte, le châtaignier aurait à la fois remplacé le mûrier, et relayé
les importations, devenues impossibles à payer, de blé de Termini, d'Agrigente
ou de Gela.
1.3 - Blé dur, blé tendre.
Du blé donc, mais quel blé1? Trois variétés principales sont cultivées
dans l'île. Deux minoritaires: la tumminia, blé dur de printemps. La
1 A. di San Giuliano, Le condizioni presenti della Sicilia, dans Studi e
proposte, Milan, 1894, pp. 26-27.
NOURRITURES ET CONSOMMATION EN SICILE ENTRE SIVe ET XVIIIe SIÈCLE 541
roccella ou maiorca, blé tendre, qui fournit la meilleure farine et le meil
leur pain: sa consommation se développe au XVIe siècle, avec l'essor
des villes; mais il ne s'exporte guère, car il supporte mal réchauffement
du voyage. Le blé forte est au contraire la variété majoritaire, la plus
cultivée, la plus consommée en Sicile même, la seule massivement export
ée:la qualité internationale du blé sicilien. A Barcelone ou à Gênes il
ne vaudra jamais la touzelle française. Mais, blé dur, il voyage sans se
gâter. Il est normalement panifié: encore au XVIIIe siècle, c'est la tumminia,
non le forte, qui est la plus utilisée pour la fabrication des pâtes 1.
1.4 - Pain ou pâtes.
Encore au XVIe siècle on trouve trace de bouillies (cuccia), ou, plus
encore, de couscous: cuisiné aujourd'hui seulement autour de Trapani,
il y est considéré comme une importation de Tunisie. Mais la semoule
et le couscous figurent régulièrement dans tous les tarifs municipaux
de Palerme, et les religieuses du Monastère du Salvatore en mangent le
jour de Noël 1694 2. Un plat de fête donc, de même d'ailleurs, très long
temps, que les pâtes. Celles-ci sont attestées de longue date: on trouve,
en 1371, à Palerme, des maecaroni et des lasagne, de semoule et de fa
rine 3. Mais leur prix est presque le triple de celui du pain 4. Ce rapport
de 1 à 3 se maintient au moins jusqu'en 1538, date à laquelle la taxation
en devient régulière: mais il va évoluer très rapidement, tombant à 2
ou 2 1/4 dès 1560, à 1,8 en 1569, à 1,25 en 1610. Cette baisse du prix
relatif des pâtes alimentaires doit s'expliquer en large partie par la mise
sur le marché de qualités moins coûteuses, fabriquées sur place, sinon
par la concurrence de la fabrication domestique. Les mete taxent d'un bloc
1 Domenico Sestini, Lettere scritte della Sicilia e della Turchia a diversi
suoi amici in Toscana, Florence-Livourne, 1779-84, Lettre XIII.
2 ASP, Corporazioni Religiose Soppresse, S. Salvatore, 807, f. 37-38, 30
septembre 1694: il s'agit d'un couscous doux, abondamment sucré (4 rotoli
de sucre per saliare 40 rotoli de cuscuso).
3 Antonino Giuffrida, Un calmiere del 1371 in volgare siciliano, dans Boll
ettino del Centro di studi filologici e linguistici siciliani, XII, 1973, pp. 5-10.
4 Au XVe siècle, à Palerme, une maison bourgeoise sur cinq possède la
sbriga pour pétrir les pâtes. Le privilège de l'aristocratie est largement partagé
par les juifs (héritiers des pratiques alimentaires de la Sicile arabo-normanne?).
Edrisi place la fabrication de la tria, le vermicelle, à Trabia (30 km à l'ouest
de Palerme).
542 MAURICE AYMARD - HENRI BRESC
« vermicelli, maccaruni, cuscuso, lasagne, tagliarmi » et « tutti li cosi
fini di semola », ou « tutti li altri cosi di pasta », ou toutes les « vivande
di pasta », et distinguent, à partir de 1597-98, pâtes sèches (axutta) et
fraîches (bagnata). Mais les vermicelles de Trapani restent cotés 50%
plus cher *.
A cette baisse correspond l'entrée progressive des pâtes dans l'a
limentation quotidienne: une transformation fondamentale des habitudes
culinaires — la naissance d'une cuisine, qui incorpore herbes et légumes,
et même le poisson — , mais une transformation qui ne s'effectue qu'avec
lenteur. Dès le XVe siècle on embarque des vermicelli sur les galères,
et les inventaires après décès livrent à Palermo un certain nombre de
cuillers à maccaroni. Mais vers 1600, les séminaristes de Monreale, pour
tant grassement nourris, ne mangent des pâtes (encore en antipasto,
en hors-d'oeuvre) que le dimanche, les jours de «fête principale» ou de
« récréation », en plus de l'ordinaire composé de pain et de vin, d'une
soupe de légumes ou de riz, d'un plat de viande ou de poisson, de salades
et de fruits 2. La règle jésuite de 1624, valable pour toute la Province de
Sicile, et tout aussi généreuse, réserve les maccaroni à quelques jours
de fête 3. Conservatrices par nature, les règles des monastères féminins,
même les plus huppés, de la capitale, ne mettent encore vers 1700 les
pâtes au menu que six ou sept jours par an 4. Plus modernes, les Jésuites
prennent au XVIIe siècle l'habitude d'en manger plus régulièrement'
peut-être même tous les jours; vers 1690 le Noviciat de Palerme, qui
dépense pour le pain une dizaine d'onces par mois (25 écus) en consacre
20 ou 25 au vitto quotidiano, à savoir « pâtes, herbes fraîches, poisson,
etc. » 5. Mais les campagnes ne suivent pas: les journaliers agricoles ne
reçoivent que du pain. Et, en ville même, le petit peuple, soit habitude,
soit nécessité, reste fidèle au pain. Dans cette lente diffusion de la pasta,
Palerme suit loin derrière Naples, où Galiani admet, vers 1760, que la
consommation céréalière se partage par moitié entre pain et pâtes, et
où, après la Restauration, le Koi « Nasone » s'encannaille avec son bas
peuple en mangeant, comme lui, les maccaronis à pleines mains.
1 ACP, Atti Bandi e Provviste du Sénat.
2 ASV, Congregazione per il Concilio, Belationes ad sacra limina, Monreale,
643, f. 33-34: règles du séminaire (imprimées).
3 ARSI, Fondo Gesuitico, 1605, f. 54, « Consuetudini communi alla Pro
vincia di Sicilia confìrmate da N.P. a 14 di marzo 1624 ».
4 ASP, Corporazioni Religiose Soppresse, 8. Salvatore, 807, f. 37.
5 ASP, Case ex Gesuitiche, Noviziato di Palermo, Libri di Scrittura.
Tableau 1
Prix des pâtes et prix du pain à Païenne (d'après le tarif de la meta) en deniers 1371
14.8.1538
16.8.1543
20.8.1548
10.7.1560
25.7.1561
15.9.1569
14.7.1599
13.9.1610
Maccaroni-lasagne
Vermichelli-maccaroni (di simola)
Vermiclielli-maccaroni (di simola)
Vermichelli di simola
Maccaroni di simola
Vermichelli di farinai
Maccaroni di farina
Vermichelli e maccaroni di s
imola
Vermichelli, maccaroni, lasa
gna di simola e farina
Vermichellijmaccaroni, lasagne
Vermichelli, maccaroni, lasagne
Vermiclielli, m accaroni, lasagne
d. 30
d. 48
d. 36
d. 42
d. 36
d. 30
d. 24
d. 54
d. 34
d. 52
d. 40
d. 42
Pain
»
»
»
»
»
»
»
»
»
d. 12
d. 16
d. 14,4
d. 18
»
»
»
d. 26,18
d. 16,94
a. 28,8
d. 28.8
a. 33.8
544 MAUKICE ATMARD - HENRI BRESC
1.5 — Pain blanc, pain noir.
Le pain reste l'essentiel, et dans chaque ville, dans chaque bourg,
les autorités municipales en taxent minutieusement les diverses qualités,
et d'abord le pain de piazza, dont le poids varie en raison inverse du
prix du blé, et, calculé au plus juste, mécontente et les consommateurs
et les panitteri qui prétendent toujours y perdre, et se refusent à le vendre
en temps de disette. Taxées elles aussi au poids, à l'origine, les qualités
supérieures, « pain blanc de femme » et « muffulettu » au XIVe siècle,
pain de « roccella » au XVIe siècle, tendent à reprendre leur liberté: à
partir· de 1570, à Palerme, les pains axurati sont désormais taxés en ar
gent, au rotolo (800 grammes). Et la gamme s'étend vers le haut jusqu'aux
pâtés de viande que les textes réglementent avec gourmandise.
Mais la hiérarchie essentielle oppose le pain des riches et le pain
des pauvres. Le second reste à la fois un pain de blé dur et un pain noir.
Le premier, toujours «blanc», tend au XVIe siècle à devenir un pain
de blé tendre, de consommation surtout urbaine. Au XVIIe siècle, les
Jésuites mangent du pain de maiorea, et donnent à leurs ouvriers agri
coles du pain de forte (dur). Même attitude dans les hôtels des grands
seigneurs: vers 1580 la maisonnée des ducs de Terranova mange trois
à quatre fois plus de pain noir que de pain blanc, sans parler de leurs
aumônes . . . x.
1.6 - Panification et taux de blutage.
D'un pain à l'autre, la différence vient des taux de blutage. Le bou
langer des Terranova leur consigne 10 rotoli (8 kg) de pain blanc par
tumino de 17,2 litres de blé, contre 13,75 (11 kg) de pain noir, soit 28%
de moins, ce qui suggère un taux d'extraction tournant pour le premier
autour de 70%. Mais ces rendements de blé en pain (46,5% pour le blanc,
63,9%, pour le noir) sont faussés par les frais et le profit du fournier.
Les règles urbaines de panification (scandagli) les comptabilisent au con
traire à part, et permettent une double constatation:
- Le poids spécifique du blé se situe bien entre 75 et 80 kg/hl, com
me aujourd'hui: 78,79 d'après le tarif palermitani de 1696 (216,67 kg
1 ASN, Archivio Pignatelli, Palermo, Contabilità, Libro mastro 30: Tommaso
Ciirto, fornaro, livre, entre nov. 1579 et avril 1580 un total de 2628 kg
de pain blanc, contre 9921 de noir.
NOURRITURES ET CONSOMMATION EN SICILE ENTRE XIVe ET XVIIIe SIÈCLE 545
par salme de 275 1. x. Mais il varie selon la récolte: celle de 1590, catas
trophique, donne ainsi un blé plus léger. En 1804, année elle aussi ex
ceptionnelement mauvaise, les meilleurs grains ne pèseraient pas plus
de 205 kg/salme (74,5 kg/hl), les moyens 192 (70), les mauvais de 153
à 128 (55,6 à 46,5) 2.
— Bien qu'il s'agisse toujours d'un pain complet, ou fait de farine
très faiblement blutée, le blé ne donne pas beaucoup plus que son poids
de pain:
— 200 kg de pain (cantars 2.52) par salme de 275 1. (poids non pré
cisé), blutée à 93,7% (15/16) en 1550 à Palerme: à 75 kg/hl, 97 kg de
pain par quintal de blé 3.
— 238,29 kg de pain (cant. 3.0.4) par salme de 275 1. pesant 216,67 kg
à Palerme en 1696. Soit 110 kg de pain par quintal de blé 4.
— 272,30 kg de pain (cant. 3.43) par salme grosse de 343 1. en 1716
à Messine. A 75 kg/hl, 105 kg de pain par quintal de blé 5.
La comparaison des chiffres de 1696 et de 1550 suggère à la fois un
renforcement du contrôle sur les boulangers et un relèvement des taux
d'extraction, sinon une amélioration des procédés de panification. En
effet, même un gain de poids de 10% ne suffit pas à rendre compte de
l'écart calorique, à poids égal, entre blé et pain tel qu'il est admis par
les tables de composition des aliments: — 23% pour le pain blanc, — 28%
pour le pain complet 6. Ecart dû, on le sait, à l'addition d'eau (36% dans
le pain, contre 13,5% dans le blé en grains, et 12% dans la farine). Pour
mieux se conserver, ce pain devait être plus dense, moins chargé d'eau,
plus cuit aussi que nos pains actuels: c'est ce que semble indiquer le
tarif de 1696:
poids du blé: 216,7 kg
poids du pain «cru»: 265,26 kg (+ 22,4%)
poids du pain «cuit»: 238,29 kg (+ 10,9%)
1 AHN, Estado, 2208, 12 mars 1696.
2 Paolo Balsamo, Sopra la ruggine e il cattivo raccolto dei grani del corrente
anno 1804 in Sicilia, Palerme, 1804, p. 12.
3 ACP, Atti Bandi Provviste, 154, f. 66v, 2 juin 1550.
4 AHN, Estado, 2208, 12 mars 1696.
5 AST, Sicilia, Secondo Cat., marzo 3, n° 16 D.
6 Ltuüe Eandoin, Pierre Le Gallic, Yvonne Dupuis, André Bernardin,
Tables de composition des aliments, Paris, 1973, pp. 58-60: pour 100 grammes,
rendement moyen de 332 calories pour le blé, tendre ou dur, de 239 pour le
pain complet, et de 255 pour le pain blanc.
546 MAURICE ATMAKD - HENRI BRESC
Mais le problème est encore plus net pour le biscuit de marine, dont le
rapport, du XIVe au XVIIe siècle, reste fixe à 160 kg par salme de
275 litres: soit de 20 à 33% de moins que pour le pain.
1.7 - Pain du boulanger, pain domestique.
La structure sociale propre à la Sicile accentue encore cette impor
tance des tarifs de boulangerie. Regroupes dans des gros bourgs de plu
sieurs milliers d'habitants, journaliers agricoles plus souvent que petits
exploitants, salariés en argent plus qu'en nature, les paysans siciliens
se trouvent dans la situation des consommateurs urbains. Pas de four
dans les maisons, dès la fin du Moyen-Age 1. Des maies et des panières,
mais pas de table à porter le pain. De trojj rares fourniers pour que la
pratique soit fréquente de faire cuire au-dehors un pain préparé à la
maison, bien que blé et farine soient taxés au détail (mondello de 4,3 1.).
A Corleone, dès 1378, boulangers et boulangères passent contrat de four
niture, et de vente, du pain quotidien à l'année. Du prix (2 à 3 deniers
par miche) on déduit qu'ils fournissaient la farine; c'est la bourgeoisie
qui constitue cette clientèle fixe.
Vérification supplémentaire, a contrario: quand, à partir des années
1560, le gros de la taxation retombe sur le blé et le pain, les nouvelles
gabelles sur la mouture ne seront difficile à percevoir que dans les grosses
fermes (massarie) de la campagne, qui ont, dès le XIVe siècle, leur panettier
et leur propre four, et sont imposées à forfait. En ville, au bourg,
guère de difficultés: tout le monde, ou presque, passe par le boulanger.
Les plus aisés, comme les couvents et les monastères lui confient leur
blé. Les plus pauvres vivent au contraire à la journée et achètent le pain
de la place. En 1594, à Lentini, on note que la gabelle sur le pain rap
porte plus depuis quelques années, grâce aux mauvaises récoltes 2.
Gérard Delille a vu de même dans l'augmentation des achats de pain
du boulanger un bon test de la paupérisation des campagnes napolitaines
1 Dans les sources écrites, les seuls fours sont les clibana des boulangers
spécialisés. Eeste à préciser et à évaluer l'apport de l'archéologie (structures
de foyers et de fours retrouvés à Brucato). Et celui de la philologie: le mot
tannura (four individuel) qui a traversé le Moyen Age, sans apparaître beau
coup dans nos sources, correspond-il à quelque structure humble, passée ina
perçue ou négligée?
2 ASP, Tribunale del Beai Patrimonio, Tesoreria, Helazione del patrimonio
delle Università.
NOURRITURES ET CONSOMMATION EX SICILE ENTRE XIVe ET XVIIIe SIÈCLE 547
après la crise catastrophique de 1764: en un demi -siècle, alors que la po
pulation gagne environ 25%, et la production cëréalière 20%, le rapport
du jus macellandi stagne ou régresse, mais celui du jus panizzandi est
multiplié, selon les endroits, par trois, quatre, et même huit; au même
moment la parcellisation rapide de la terre paysanne rejette la majeure
partie des familles au-dessous du seuil de l'indépendance économique x.
Les troubles de 1647 le confirment 2: partout les jurats reconnaissent
que la taxe sur le pain au détail frappe les plus pauvres, car ce sont eux
qui achètent le pain et supportent le plus lourdement les variations sa
isonnières des prix. L'exception confirme la règle: à Taormine, où les
jurats, bons apôtres, justifient la baisse du poids du pain, d'après eux
indolore, sous le prétexte que « la majeure partie des citadins fait son
pain chez soi », ils doivent tout de suite reconnaître qu'il s'y débite, en
« pain de la place », de quoi nourrir 1/3 à 2/5 de la population. A Palerme
au contraire, la municipalité pourra, à partir de 1650, se réserver sans
difficulté le monopole de la vente du pain, à poids et prix constants,
pendant plus d'un siècle.
1.8 - Consommations: on peut les saisir à plusieurs niveaux.
Pour l'ensemble de la population, la moyenne est fixée par toutes
les prévisions annonaires et la littérature économique, du XVIe au XVIIIe
siècle, à 1 salme générale par tête: de 2 à 2,2 qx de blé, et de 200 à 240 Kg
de pain par an (547 à 657 grammes par jour). Chiffre commode, presque
trop, pour des calculs rapides, bien sûr: et pourtant vrai semblable. Il
règle les licences d'exportation de blé pour Malte, et les affermages des
diverses gabelles sur le blé et la farine, à Palerme, aux XVIe et XVIIe
siècles, le confirment. Il sert aussi de base, vers 1720, à la vérification
des finances communales: autour de Patti, dans cinq cas sur dix, les
affermages de la taxe sur la mouture cadrent bien, sur cette base, avec
le dernier recensement de 1714; dans quatre autres cas, où la consom
mation taxée tombe à 1/2 ou 2/5 de salme, on dénonce la fraude; dans
le dernier, Longi, où elle monte à 1,4 salme, c'est le recensement qui doit
être faux . . . 3.
1 G-érard Delille, Croissance d'une société rurale. Montesarchio et la Vallée
Caudine aux XVIIe et XVIIIe siècles, Naples, 1973, p. 214.
2 ASP, Beai Segreteria, Rappresentanze del Regno, 1654, f. 829-30, 29 juin
1647.
3 ASP, Deputazione del Regno, 995.
548 MAURICE ATMAKD - HENRI BRESC
Cette moyenne recouvre une grande disparité selon les âges et sans
doute, selon les sexes: les enfants au sein ne mangent pas de pain, ceux
de moins de cinq ans n'en mangeraient qu'1/2 salme (100/120 kg par
an) l. Pour l'adulte travaillant de ses bras, « artisan ou pauvre », Arnolfini
admet en 1768 2 livres de pain commun, soit 872,75 g. par jour:
318 kg par an, donc environ 1 1/2 salme. Ration qui ne suffirait pas,
écrit-il, sans le complément d'un peu de soupe (minestra) 2.
Cette ration d'homme adulte d'1 1/2 salme, sous forme de pain de
blé tendre, sans doute blanc, est aussi retenue vers 1650 pour tous les
établissements jésuites de l'île 3.
A la fin du XIXe siècle, Battaglia élargit encore les écarts: 3 salmes
pour le père, 1/2 pour la mère, 1/3 pour les enfants 4. Ces niveaux civils
encadrent bien les consommations militaires: en 1573, pour l'Armada
de plus de 100 000 hommes qui se prépare, on prévoit 634,5 g. de biscuit
(24 onces) pour les équipages et les soldats, 793,4 pour les chiourmes
(30 onces) 5. En 1581, la ration, sur les galères de Sicile, est fixée pour
tous à 793,4 g. (1 rotolo) de biscuit seul pour les esclaves, de biscuit ou
de pain frais pour les hommes libres 6. Soit 290 kg par an. Avec 45 onces
de pain par jour (1.192 grammes), plus de la viande et le companage,
les esclaves sarrasins du Castel Ursino de Catane paraissent relever d'une
autre intendance 7.
Replacés dans ce contexte, les salaires en nature des journaliers
agricoles sont des salaires de travailleurs de force, quand ils ne témoignent
pas pour un optimum du passé. Fixés dès 1400 à 3 ou 4 tumini par mois
(de 2,25 à 3 salmes par an, soit de 6,18 à 8,25 hl de grains: de 1,3 à 2 kgs
de pain par jour), ils témoignent d'une belle résistance séculaire: on les
retrouve, identiques, à la fin du XIXe siècle8. Le bracciante, pour sa
longue journée de travail, reçoit ou emporte ses deux miches de 800
grammes. Mais le salarié à l'année, qui dispose tous les jours de cette
ration, doit en réserver une part à sa famille. On touche là une limite
1 BCP, ms. Qq D 56, f. 206, avis de don Antonio de Bologna (début XVIIe
siècle).
2 G-. A. Arnolflni, Giornale di viaggio e quesiti sull'economia siciliana (1768),
a cura di Carmelo Trasselli, Caltanisetta-Roma, 1962, pp. 47-48.
3 ARSI, Fondo gesuitico, 1353.
4 Aristide Battaglia, IS evoluzione sociale in rapporto alla proprietà fon
diaria in Sicilia, Palerme, 1895, p. 348.
5 Simancas, Estado, 1139, n. 12 (février 1573).
6 BNM, ms. 7633, f. 178.
7 ASP, Cancelleria 47, f. 146 v.
8 A. Battaglia, L'evoluzione sociale..., cit., p. 348.
NOURRITURES ET CONSOMMATION EN SICILE ENTRE XIVe ET XVIIIe SIÈCLE 549
de signification de ces salaires en nature, limite qui vaudrait aussi pour
les pensions des veuves ou des chanoines: 2 salmes de blé (1200 à 1300 g
de pain) à Yicari en 1366 pour une veuve l, 2 1/4 (soit encore 3 tumini
par mois, mais alla grossa, donc 7,74 lil par an) pour les moines de S. Gregorio
de Gipso, près de Messine2. Le droit renforce rencore la rigidité con
servatrice des mesures traditionnelles.
Tous ces niveaux, et d'abord la moyenne d'une salme par tête, de
meurent en tout état de cause des maxima. Inertes, semble-t-il, à long
terme, sans qu'on puisse mesurer une baisse durable, incapables en tout
cas d'augmenter. Toujours menacés, d'une année sur l'autre, par la di
sette. Galiani, qui retient pour le royaume de Naples une consommation
moyenne de 15 millions de tomoli par an, constate que la récolte nette
varie de 8 à 21 ou 22 millions, que les exportations en temps d'abon
dance n'excèdent jamais 1 1/2 million, les importations, lors des disettes,
1 million, les stocks disponibles ces mêmes années 2 millions: la consom
mation oscillerait ainsi entre 11 et 18 ou 19 millions, soit environ 25%
en plus ou en moins par rapport à la moyenne 3.
2 - Recul de la consommation de viande?
2.1 - Un optimum médiéval: chasse et viande de boucherie
Pour la chasse, faut-il toujours suivre au pied de la lettre les ca
lmieri qui taxent jusqu'en plein XVIIe siècle le daim et le porc sauvage,
et une profusion d'oiseaux pris au filet ou à la fronde, jusqu'aux moi
neaux et aux becfìgues? Les notaires ne mentionnent que la chasse, plus
banale, du lapin: pour 14 contrats entre des chasseurs de lapin et des
acheteurs-bailleurs de fonds entre 1298 et 1421, un seul contrat pour
la chasse au daim, en 1398, un seul pour la chasse au porc sauvage, en
1356 — et une clause prévoit expressément le risque de putréfaction
de la viande. L'abondance du gibier dans les inventaires ostéologiques
dressé par l'archéologie (daims, à la fin du XIIIe s., à Brucato; sangliers
au Steri de Paleime), peut être mise en rapport avec la forêt proche et
avec la Chasse royale. Et les prix, très bas à Catane (sauf pour le porc) et à
Palerme, sont un indice ambigu, lié peut-être à la difficulté de transport
et de conservation des bêtes fraîches. Dans une Sicile boisée, vide d'ha-
1 ASP, Not. inconnu, Spezzone 30 Ν, 11 sept 1366.
2 ASP, Conservatoria del Registro, 1308, f. 362 (1552).
3 Ferdinando Galiani, Della moneta e scritti inediti, Milan, 1963 (Feltrinelli
éd.), p. 54.
550 MAURICE AYMARD - HENRI BRESC
bitants, terre jusqu'au XVIe siècle de grandes chasses princières, le gi
bier n'est pas si abondant qu'on ne se préoccupe pas de le réserver au
roi et à ses compagnons, et de le protéger: le roi fait interdire la chasse
au sanglier dans des provinces entières quand il projette de grandes
équipées cynégétiques. Les solazzi royaux sont étroitement surveillés,
les filets et les chiens interdits pour la chasse au daim dans la grande
forêt du Val Demone, et même furets et rets pour le lapin en 1447, car
la chasse est avant tout un sport et son instrument privilégié le faucon
maltais, pour lequel la Chancellerie renferme d'innombrables ordres d'ac
quisition, d'échanges ou d'emprunt, et qui est nourri chèrement, de
bonne poule.
La viande de boucherie fournit des indications plus sûres:
— Une taxation générale frappant l'abattage (seminatura) et (ou)
la vente au détail (gabella carnium, buclieria, planche) au bénéfice de
l'Etat (Secrezie des villes domaniales) ou des seigneurs (bourgs féodaux).
Dès 1157, à Cefalù, l'évêque Boson, abolissant les « sinistras consuetudines
», libère la boucherie de toute autre taxe que la seule scannatura,
dont sera même exempté le laboureur qui tue son boeuf âgé pour le rem
placer par un plus jeune x. Tous les capitoli des nouveaux villages alba
nais, entre 1488 et 1520, fixent les règles de paiement de cette gabelle,
l'une des quatre que l'on retrouve partout (viande, vin, douane, caxia) 2.
Cette taxation recouvre, il est vrai, des niveaux de consommation
très divers, qui vont de l'abattage, au gré des circonstances, par ou pour
le compte des propriétaires eux-mêmes, d'une bête dont ils vendent le
surplus, à la boucherie quotidiennement approvisionnée. Mais la vente
au détail est assez courante pour que les autorités municipales puissent
à leur tour les taxer: à la fin du XVIe siècle les gabelles sur la viande au
poids, très fréquentes, sont plus nombreuses que les taxes sur l'abattage 3.
En 1415 au contraire, un groupe de représentants de la ville de Palerme
envoyés à Catane, mangera de la viande à l'étape de Termini, de Polizzi,
et de Catane, des poules et des lapins à Gangi et Eegalbuto . . . 4.
1 Carlo Alberto G-arufi, Patti agrari e comuni feudali di nuova fondazione
in Sicilia, dans Archivio Storico Siciliano, 1947, pp. 100-101.
2 Giuseppe La Mantia, I capitoli delle colonie greco-albanesi di Sicilia nei
secoli XV e XVI, Palerme, 1904.
3 ASP, Deputazione del Regno, 995.
4 ASP, Spezzone 44 O.P.: 1415: A. Giuffrida, auquel nous devons la con
naissance de ce curieux journal de voyage en forme de note de frais, l'analyse
dans son article, infra, p. 583-595.
NOURRITURES ET CONSOMMATION EN SICILE ENTRE XIVe ET XVIIIe SIÈCLE 551
— Des niveaux de consommation taxée:
19 à 26 kg par tête, ou au pire de 16 à 21,6 kgs, pour la Judaïca
de Palerme en 1452 et 1453.
de 20 à 22 kg par tête à Castrogiovanni (Enna) de 1449-1550 à
1452-53 Κ
— Des salaires en nature:
3 rotoli (2400 g.) par semaine pour un boucher en 1329 2.
1 rotolo (800 g.), plus rarement 1 1/2 à 2 par semaine pour les
travailleurs des vignes (de 31,4 à 63 kg par an en tenant compte du Ca
rême) .
La vidanda comprend normalement panem vinum et carnem, et on
précise quelques fois vices très carnium par semaine — dimanche, mardi
et jeudi? — 3.
Assez souvent on assigne une certaine somme à l'achat de viande:
un carlin par mois, soit 3,3 kg de viande de premier choix, 4,3 de veau,
6 de boeuf ou de brebis. Ce qui accroît encore le privilège de salariés qui
reçoivent de grosses rations de blé (2 1/4 à 3 salmes), et 1 pièce de fr
omage par mois 4. De même d'ailleurs les esclaves musulmans du Castel
Ursino qui touchent deux rotoli de viande de vache par semaine (230 g.
par jour), plus un boeuf au début du Ramadan 5.
D'autres ouvriers, fournissant un travail plus léger, sont au con
traire moins favorisés. Des porchers, d'après un compte de 1439, ne re
çoivent du 13 décembre à Pâques que du pain et du fromage, trois fois
du vin (pour Noël, Carnaval et Pâques), quatre de la viande (ces mêmes
jours, et Quadragèsime): fêtes qui resteront rituelles6. En 1650-60 les
bergers de l'abbaye du Santo Spirito de Caltanissetta reçoivent chaque
année trois fois de la viande (Noël, Carnaval, Pâques) 7.
1 ASP, Tribunale del Meal Patrimonio, η. prov. 1647, 1648 et 1654.
2 ASP, Not. G. Gitélla, 77, f. 155 ν.
3 ASP, Not. Ant. Bruno, 554, 20 nov. 1431: carni ter in settimana. Le
30 octobre 1441, un bouvier fait préciser: trois fois par semaine, companagio
et carnibus (ASP, Not. Nie. Aprea 827). Un autre, en 1451: duas vices carnem
in settimana, videlicet quolibet vice dimidium rotulum, soit une ration plus mo
deste de 800 g. de viande par semaine. (ASP, Not Giov. Traverso, 788, 9 octobre
1451).
* ASP, Not. Guçjl. M aringo, 17, 9 nov. 1419.
5 ASP, Cancelleria, 47, f. 146 ν.
6 ASP, Not. Giov. Traverso, 780, feuillet volant.
7 ASP, Not G.B. Cremona, 5083, 2 f. 337-345, 23 dec. 1660: comptes des
années 1652-59.
MEFRM 1975, 2. 37
552 MAURICE ATMÀED - HENRI BRESC
— Des habitudes de consommation:
pension alimentaire d'une venve: 1 rotolo de mouton {castrato)
par semaine (41,6 kg/an) et 1/2 porc salé de 40 kg par an1;
les franchises de gabelles des maisons nobles: de 6 à 18 rotoli par
jour (4,8 à 14,4 kg) 2;
la consommation populaire des abats, amplement documentée à
Palerme, où les stricfizarii (plus de 70 en 1308) mijotent dans le saindoux
et la graisse de boeuf ou de mouton les eauduma, intestina et pieds de
mouton du malecoquinatum 3.
— Une nette hiérarchie des goûts: à part, en tête, le porc salé, de
haute teneur calorique. Puis, dans l'ordre, trois étages:
ρ ore j castrato /chevreau
veau
en ordre variable, brebis et agneau, vache et boeuf.
— Une baisse importante et hiérarchisée des prix, entre mi-XIVe
et mi- XVe siècle:
castrato /chevreau
veau
boeuf
porc salé
Palerme (1371-1440)
—18%
—23%
—28%
—29,5%,
Catane (1417-1450)
—23%
-17%
-25%
—9% 4
Cette baisse s'explique en partie par la diminution des maldenari
sur la viande, au lendemain de la crise politique (1392-1418). Elle sug
gère une relative abondance, un développement possible de la consom-
1 ASP, Not. inconnu, Spezzone 30 Ν, 11 septembre 1366.
2 ASP, Secrezia di Palermo, 40, f. 159 ν., 196, 197ν, 199: de 0 à 12 rotoli
par jour.
3 ASP, Bibliothèque, ms. Bart. Citella 127 b., 17 septembre 1308: nous
avons divisé le montant de la ferme par le taux de la doana.
4 D'après les tarifs (mete) de Palerme de 1371 (A. Giuffrida, Un calmier
e..., cit.) et 1440 (ASP, Atti del Senato 32, f. 26), et ceux de Catane (ASCC,
à la date, dans des cahiers non foliotés de copies dues probablement à Matteo
Gaudioso, et au moins corrigées par lui avant la destruction des archives en
1945).
NOURRITURES ET CONSOMMATION EN SICILE ENTRE SIVe ET XVIIIe SIÈCLE 553
mation. A moins qu'il ne faille se fier aux lamentations des fermiers de
ces taxes: selon eux l'effondrement des cours découragerait la vente des
bêtes aux boucliers.
2.2 - Le recul du XVIe siècle.
Cet optimum médiéval, au temps de la viande bon marché et de la
chasse relativement abondante, se situe en tout état de cause, et malgré
la difficulté de le chiffrer avec précision, à un niveau modeste (20 kg
par tête1?). Pourtant il ne sera pas maintenu au XVIe siècle:
— L'importance de la chasse doit diminuer avec les progrès de la
population ( + 75%), de l'agriculture et du déboisement.
— Très vite, la législation centrale ou municipale dénonce le man
que de viande. Dès 1476 x la ville de Palerme avait demandé au. Eoi de
bloquer pour trois ans les exportations de bovins, qui manquent à l'
agriculture, à cause de la continua extractions, ce qui n'empêche pas le
souverain d'accorder en août 1477 2 des licences d'exportation pour plus
de 3000 boeufs. Au début du XVIe siècle Barberi note le triplement récent
des revenus de la Douane de Messine, et l'attribue aux sorties de bovins,
de chevaux et d'ovins 3. Un siècle plus tard on cherchera au contraire
à importer du bétail de Calabre. Vers 1625 on commencera à en faire
venir de Berbérie4: cent cinquante ans plus tard, Tunis ravitaille encore
Palerme 5. En fait, tout au long du XVIe siècle, l'administration semble
prise entre deux exigences contradictoires:
assurer l'approvisionnement du marché, au moins en ville, à des
prix acceptables;
limiter les abattages à un certain pourcentage du troupeau bovin,
pour empêcher son effondrement, avec toutes ses conséquences pour
l'agriculture. Le droit de réquisition des municipalités, traditionnellement
1 ACA, Cancellane, 3490, f. 65-66 ν., 6 août 1476.
2 Ibidem, 3491, f. 34 ν., 29 juillet 1477, et 72 ν., 15 août 1477.
3 J. Luca de Barberiis, Liber de Secretiis, a cura di Enrico Mazzarese
Faldella, Milan, 1966, p. 30.
* BNM, ms. 910, f. 230-32, 13 janvier 1627: importations de Sardaigne,
des Fouilles et de Berbérie.
5 Marcliese di Villabianca, Diari palermitani, t. 14, p. 260: maigre bétail
d'ailleurs que ces bouvillons de Tunisie qui, abattus en mars 1771, ne rendirent
en moyenne guère plus de 60 rotoli (48 kg de viande).
554 MAURICE ATMAED - HENRI BRESC
fixé à 10% des vaches, est suspendu en 1505 x, ramené en 1518 à 5% 2:
mais il est fixé à 20% pour les bouvillons de trois ans (gencM). Dernière
possibilité: orienter la consommation vers des qualités plus répandues,
le porc par exemple en 1540 3.
— Assez vite la viande disparaît de l'alimentation des salariés agri
coles. Encore normale vers 1530-35, la mention cum victu et potu solito
disparaît ensuite à Oorleone 4. En 1590-91, sarcleurs et faucheurs n'au
ront pour companage que de l'huile, du fromage, des sardines et du thon
salés; et de même un groupe de vendangeurs en 1580; seuls les moisson
neursau ront droit à de la viande, comme à une prime supplémentaire
au moment de la plus forte tension sur le marché du travail 5. Au XVIIe
siècle, dans leurs fermes modèles, les Jésuites n'en donnent plus du tout
à leurs ouvriers.
— Par compensation, surtout en ville, la consommation quotidienne
de la viande, les jours gras, résiste mieux, et tend même à progresser.
Les moniales du monastère du Salvatore, fidèles à leur règle, n'en ont
que deux fois la semaine 6 :
le jeudi, quatre fois sur cinq sous forme de pâté de viande, à 4
grani la pièce (soit la valeur de 160 g. de viande, donc sûrement moins),
la cinquième sous forme de saucisses (environ 100 g. par tête);
le dimanche, la viande accompagne un plat cuisiné au saindoux:
120 g. de viande, 150 de saucisse, ou 175 de pigeon.
Noël, le Jeudi Gras, Pâques et la Pentecôte sont au contraire l'o
ccasion de somptueuses agapes: 1/2 chapon, 200 grammes de viande.
Mais aussi des pâtés, du couscous, des sucreries, des fruits confits. La
fête conserve toute sa valeur alimentaire.
1 ACP, Atti Bandi Provviste, 113, f. 5 ν. (8 mars 1505).
2 Ibidem, 126, f. 25 (5 mars 1519).
3 Ibidem, 146, f. 187 ν (6 septembre 1540): «riavendo noy notioia esser. . .
in tutto questo regno abondancia di carni porcini ».
4 ASP, Not. Guglielmo Agnello, 322, six contrats de laborator entre le
11 septembre et Je 22 décembre 1530.
5 ASP, Not Ottaviano Barbara, 1192, f. 68, oct 1590: carni pour les seuls
mitaturi et legaturi. Not. Bartolomeo d'Ampia, 514: f. 179 181, 25 octobre 1570:
frumento, vino, casea et tunnina pour les vendangeurs. Not. Lorenzo d'Ampia,
639, f. 227-228, 14 novembre 1580: pour 24 journées de vindemiatores, J. Chanchetta
a payé, outre les salaires en argent, tari 6.5 pour 32 rotoli de pain (1066 g.
par tête) et tari 5. 15 pro companagio (tonnina, radichi) oglu, formagi et vinu;
le pain représente un peu plus de la moitié de la dépense alimentaire.
6 ASP, Corporazioni Religiose Soppresse, S. Salvatore, 807, f. 37-38, 30
septembre 1694.
NOURRITURES ET CONSOMMATION EN SICILE ENTRE XIVe ET XVIIIe SIÈCLE 555
Au contraire les nouveaux établissements religieux se mettent au
goût du jour: les séminaires, les établissements jésuites imposent la viande
quotidienne, et elle représente chez ceux-ci une dépense annuelle une
fois et demie supérieure au prix du pain. Génisses et bouvillons (genchi),
promus au rang de viande noble, fournissent l'essentiel de la viande
fraîche, en dehors de la volaille et des chevreaux et agneaux de Pâques.
A lui seul le nombre des bêtes abattues donne une première indication:
50 à 70 bêtes par an pour le Noviciat, qui ne nourrit pas plus d'une ci
nquantaine de personnes (41 en 1648, et, entre 1680 et 1700, une con
sommation moyenne de 59 salmes de blé par an). En 1710-11, pour la
Casa Professa (61 personnes en 1648, et une consommation de 65 salmes
en 1710) s'achète un poids total (sur pied, ou de carcasse?) de 8920 kg.
Soit près de 150 kg par personne et par an et 127 l'année précédente sur
la base des mêmes prix! Ces moyennes paraîtront si exceptionnelles
qu'on cherchera à les minimiser (tableau 2):
en divisant la somme consacrée chaque année à l'achat de viande
par le prix normal du marché, 1 tari par rotolo, alors que les Jésuites
achètent à leurs propres fermes les bêtes sur pied (prix de revient en
1710-11: 1/2 tari/rotolo)
en divisant ce même poids:
— d'abord par un effectif fixe: 50 au Noviciat, 60 à la Casa Prof
essa;
— ensuite par le nombre de salmes de blé consommées la même
année: hypothèse exagérément basse, puisque la règle accordait norma
lement 11/2 salme par tête.
Même dans ces hypothèses volontairement basses, la moyenne
s'établit entre 80 et 100 kg par personne et par an. Ce qui implique, sur
210 jours gras des niveaux de consommation particulièrement élevés:
63 kg par an = 300 grammes /jour
84 kg » = 400 » »
105 kg » = 500 » ))
126 kg » = 600 » «
147 kg » = 700 » »
Or il faudrait y ajouter les porcs et les chevreaux (respectivement
450 et 124 kg en 1696-97 au Noviciat), ainsi que la volaille (462 poules
en 1709-10, 328 en 1710-11 à la Casa Professa: de 5 à 7 par personne) ;
et le poisson des jours de maigre. On garderait des doutes, sans le détail
556 MAURICE ATM ARD - HENRI BRESC
Tableau 2
Consommations de viande des jésuites de Palerme 1
Anée
1681-82
1682-83
1683-84
1684-85
1685-86
1688-89
1689-90
1690-91
1691-92
1692-93
1693-94
1694-95
1695-96
1696-97
1697-98
1698-99
1699-1700
1700-1
1702-3
1703-4
1709-10
1710-11
Têtes de
bétail
68
54
52
55
58
49
60
75
70
38
111
62
47
56
48
63
60
93
68
II
108
90
Prix
(en onces)
Salmes de
blé (- S)
τ- noviciat
195.24
167.2
127.26
238
234
145
225
214.15
195.5
95
277.15
186
141
140
149
157.15
180
279
204
59.4
56
59
72
65
50
51.12
58
53
57.8
70
56
-GA8A PROF E 8 8
166.23
193.16
67.8
65.4
Consommation par tête
(en kg)
(1) (2)
117
94,2
76,2
142,8
140,4
87
135
128,4
117
57
166,5
111,6
84,6
84
89,4
94,2
108
167,4
122,4
99,1
89,4
64,5
99,1
108
87
130
110,7
108,3
73
63,8
84,4
A
83
96,5
74,2
89,1
N.B. — Les bêtes sont en majorité des génisses (à onces 5, puis 6 la paire),
secundairernent des bouvillons (gencM) de deux à trois ans (à onces 8 la paire).
— Consommation par tête: poids total divisé par l'effectif normal de
l'établissement (1), puis par le nombre de salmes de blé consommées (2).
des menus quotidiens, tels que les fixent les coutumes de la Province de
Sicile 2.
1 ASP, Case ex-gesuitiche, Casa Professa di Palermo, Libri mastri 33 et
37, et Noviziato di Palermo, Libri mastri 69 à 73.
2 ARSI, Fondo gesuitico, 1605, f. 54 (Oonsuetudini comuni alla Provincia
di Sicilia. . . a 14 di marzo 1624) et f. 58 (Consuetudini. . . a 10 maggio 1749).
NOURRITURES ET CONSOMMATION EN SICILE ENTRE XIVe ET XVIIIe SIÈCLE 557
Dans l'articulation des deux repas principaux (pranzo e cena) en
quatre temps (antipasto, minestra, pasto, postpasto), où la pasta ne s'est
pas encore taillé sa place, et où sale et sucré ne s'ordonnent pas de façon
rigoureuse, la viande ne se contente pas d'occuper le centre, le pasto,
avec des rations déjà substantielles:
1624: 160 g. par personne et par repas, et 10% de plus avec les
os (1 rotolo pour 5).
1749: 200 g. par personne et par repas (1 rotolo pour 4), et 1/3
de plus avec les os (1 rotolo pour 3).
On la retrouve à V antipasto, tantôt « cru » (fruits — pommes, poires,
raisins secs — ou sardines), tantôt cuit (légumes, viande): 200 gr. les jours
de grande fête, près de 100 (6 rotoli pour 50) « se è picatiglio o guazzetto ».
Vers 1750, l'antipasto du dimanche, entre l'Epiphanie et Quinquagèsime,
sera de viande de porc, avec un peu de foie, et de sanguinacelo.
Le poisson prend la place de la viande les jours maigres, et la vol
aille les jours de médecine, L 'antipasto du soir sera alors de 2 ou 3 oeufs.
En 1750 on précise que Yantipasto des jours de jeûne doit varier, et ne
pas être toujours de poisson! Et d'ajouter que «manger de la viande
le vendredi, ce qui doit rester exceptionnel ne dispense pas de faire absti
nence le soir ». Les prescriptions liturgiques du jeûne résistent mal à
cette offensive de la viande.
Celle-ci apparaît d'ailleurs aussi au dessert, au postpasto: le lendemain
des « jours de médecine », réservés au poulet, on compense le manque
à gagner par un postpasto de « bonne viande ». Tout est soigneusement
tarifé, du jeûne aux suppléments des jours de fête, comme pour prévenir
toute protestation.
Or il ne s'agit pas d'exceptions. Vers 1600 x, les règles imprimées
du séminaire de Monreale prévoient un repas plus modeste dans son dé
roulement (3 étapes, matin et soir: minestra, pasto, fruits et fromage),
mais tout aussi riche en viande: 240 g. par repas et par personne, « de
la meilleure qui se puisse trouver ». Et de l'omelette, là encore, avec le
poisson du vendredi et du samedi. Mais Vantipasto, qui, vers 1750, sera
quotidien dans les plus petits collèges jésuites, est alors encore réservé
aux jours de fête.
Ces 100 kg par adulte mâle, de bonne viande, complétés par du
poisson, de la volaille et des oeufs, ne sont pas de règle seulement à Palerme,
mais dans tous les établissements de la Compagnie dans l'île.
1 ASV, Congregazione del Concilio. Belationes ad saera limino,, 643, Monr
eale (règles du séminaire, pp. 33-34).
558 MAURICE ATMAKD - HENRI BRESC
Ils sont bien entendu réserves à une élite relative. Elite non pas aristo
cratique d'ailleurs, mais « bourgeoise ». On y verra une sorte d'optimum,
à la mesure de la clientèle des Collèges jésuites et des séminaires, fils d'a
vocats ou de coqs de village.
Pour le reste de la population, les sources sont beaucoup plus impréc
ises: surtout des gabelles municipales sur la viande, plus souvent affe
rmées que gérées directement. Nous en ignorons la plupart du temps
l'assiette exacte, et les conditions de perception: taux, exemptions, nature
de la taxe (sur l'abattage ou la vente au détail), franchise éventuelle de
l' autoconsommation.
Pour les villes et les bourgs de l'intérieur, deux enquêtes sur les
finances municipales, en 1595 et vers 1720 x suggèrent des niveaux de
consommation très inférieurs: de 2 à 10 kg par tête, selon les endroits,
et normalement de 3,5 à 6. Le maximum, à Scicli (16 kg), correspond à
une taxe sur le bétail sur pied (cum pilo). En 1720, l'administration cen
trale, peut-être optimiste, table sur une moyenne de 8 kg. Ces niveaux
bas cadrent bien avec l'absence de viande dans les rations des journaliers
agricoles, et avec les notations descriptives. En 1768, dans la plaine de
Palerme, « la viande ne se vend pas en toutes saisons, ni de toutes les
qualités; c'est seulement en période de villégiature que l'on vend de la
vache. . . du boeuf et du porc . . . », et, même en ville, les pauvres, arti
sans et ouvriers, ne mangent guère que du pain et un peu de soupe (mi
nestra) 2. Dans son voyage à travers la Sicile, en 1809, Balsamo le georgophile
note deux extrêmes: à Yallelunga, où «les paysans ne mangent
pratiquement pas d'autre viande que du mouton et du porc, des calculs
bien fondés montrent qu'en une année il ne s'en consomme que 120 quin
taux, soit trois rotoli (2,4 kg) par personne ». A Vittoria au contraire,
signe d'aisance, « les personnes de rang élevé ou moyen mangent du
veau tous les jours, et le peuple à toutes les fêtes » 3.
Les seules gabelles utilisables sont, il est vrai, celles sur la vente
au détail de la viande: leur représentativité est donc liée à la faibleses
de l'autoconsommation et de l'abattage privé. Faiblesse qui resterait à
démontrer pour les campagnes, mais que l'on peut admettre dans une
ville comme Palerme où la municipalité s'est réservée, depuis 1650, le
1 ASP, Tribunale del Beai Patrimonio, Tesoreria, Relazione del patrimonio
delle Università (1595), et Deputazione del Regno, 995.
2 Gr. A. Arnolfìni, Giornale..., cit., pp. 47 et 53.
3 P. Balsamo, Giornale del viaggio fatto in Sicilia e particolarmente nella
Contea di Modica nei mesi di maggio e giugno 1808, Palerme, 1809, pp. 27-113.
NOURRITURES ET CONSOMMATION EN SICILE ENTRE XIVe ET XVIIIe SIÈCLE 559
monopole de l'approvisionnement — à prix constants — en viande bo
vine, et où la surveillance, pour les autres qualités, paraît fort stricte,
les franchises prétendues par la garnison étant discutées pied à pied.
Pendant une période de gestion directe de la gabelle, la consommation
taxée, plus élevée, varie de 8,5 à 21 kg par personne et par an: la moyenn
e,cal culée sur 12 ans (1648-60) se situe aux alentours de 14 kg x. Un
cycle de la consommation de la viande apparaît même, en négatif de
celui du blé, pourtant modéré: en dehors même des grandes variations
de l'approvisionnement en viande, provoquées par la sécheresse et la
mortalité du bétail, les achats de viande sont liés aux disponibilités mon
étaires des consommateurs après l'acquisition prioritaire du pain. Une
augmentation de 30% du prix du blé suffit à provoquer l'effondrement
de plus de 50% de la consommation carnée. Grosse différence avec la
série exemplaire de Carpentras 2, où, de façon presque paradoxale, la
série des abattages semblait indifférente à tout rythme cyclique. La
crise céréalière retrouve donc son profil familier, et provoque le double
affaissement quantitatif (baisse de la ration de pain) et qualitatif (recul
des consommations autres que le pain) de la consommation populaire.
Ces chiffres moyens palermitains — 14 kg au milieu du XVIIe siècle — ,
nous placent à un bon tiers en-dessous des niveaux repérés à la mi-XVe
siècle, à Palerme même (Giudecca) et à Castrogiovanni, d'environ 20-21 kg
(soit 100 grammes par personne et par jour les 200/210 jours gras). En
core s'agit-il d'une « définition fiscale » du poids de la viande: il comprend,
de droit, vers 1750, 1/6 d'os du printemps à l'automne, et 1/4 en hiver 3,
et se rapproche donc du poids de carcasse. Loin de progresser, même
dans les cités pourtant mieux et plus régulièrement nourries que l'e
nsemble de la population, la consommation globale de viande marque
le pas et recule à long terme. En même temps s'accentue la fracture entre
alimentation riche ou « bourgeoise », et alimentation populaire. A l'actif
de la première, on mettra le primat nouveau — mutation acquise entre
XVIe et XVIIe siècle — de la viande bovine, la seule à être vendue toute
l'année sur le marché palermitain: pourtant les prix officiels minimisent
la hausse du prix du bouvillon (genco), qualité la plus estimée4.
1 BCP, ma Qq G 45.
2 Louis Stouff, Ravitaillement et alimentation en Provence aux XIVe et
XVe siècles, Paris, SEVPEN, 1970, pp. 176-178.
3 G. A. Arnolfìni, Giornale. . . cit., p. 50.
4 BCP, m s. 3 Qq Β 130: le genco se vend jusqu'au double de son prix of
ficiel.
560 MAURICE ATMARD - HENRI BRESC
3 - Compléments et substituts
La viande de boucherie ne représente qu'une part de l'apport protidique
d'origine animale. Sa stagnation ou son déclin relatif sont clair
ement liés au double blocage d'un pouvoir d'achat populaire accaparé
par le pain, et d'une agriculture extensive qui ne peut augmenter sa
production céréalière qu'aux dépens de l'in cuit et de la sole de jachère
herbeuse — de plus en plus fréquemment ensemencée sur les « restoubles
» — , donc de l'élevage bovin et ovin. Trois grandes possibilités de
compensation seraient à envisager:
3.1 - L' 'élevage domestique, et tout spécialement le «porc familial».
On sait l'importance de l'élevage porcin dans la Sicile de la fin du XVe
siècle, riche en bois de chênes: la glandée s'y loue toujours à bon prix,
et donne des bêtes plus appréciées que celles engraissées sur les chaumes.
La présence du porc en ville est attestée a contrario par toute une régl
ementation médiévale qui prétend en restreindre les ébats et les dégâts,
aux dépens de la propreté des rues: a Corleone, une gabelle spéciale frappe
le porc élevé au bourg, et les bêtes y sont souvent abattues au mazel
pour le compte des « laboureurs » (burgenses). Et la gabelle, au sens fran
çais du mot, rare ou totalement absente, ne viendra jamais en alourdir
le coût de conservation: la viande salée occupe toujours la première
place dans la hiérarchie des prix. Autant de conditions favorables.
Pourtant le porc n'apparaît pas dans les inventaires palermitains
du XIVe et XVe siècles. A G-angi, vers 1550, en pleine région boisée des
Madonies, qui élève, aujourd'hui encore, les qualités les plus estimées,
le troupeau de porcs, d'après les riveli di beni e anime, est plus concentré
encore en un tout petit nombre de mains que celui d'ovins: quatre famill
es,q ui déclarent plus de 4000 écus de biens, en possèdent la quasi-total
itéet ,le porc devient exceptionnel au-dessous de 500 écus. Sous-décla
ratiomnas sive, dans la mesure où il s'agit d'un élevage domestique?
Pourtant, on enregistre avec soin le moindre bourricot, et les paysans
moyens déclarent des bêtes de trait ou de bât. L'absence de déchets do
mestiques dans une alimentation où domine le pain, la tendance des
grands propriétaires à se réserver le droit de sous-louer les chaumes des
tenures paysannes (les seules exceptions étant faites pour les bêtes de
NOURRITURES ET CONSOMMATION EN SICILE ENTRE XIVe ET XVIIIe SIÈCLE 561
trait du tenancier), la cherté normale du pâturage, de plus en plus r
arement gratuit (vaine pâture, communaux), de plus en plus normalement
payant avec la généralisation des affermages par grands ensembles
(«fiefs ») des terres de parcours et des bois: tout joue en faveur de cette
concentration du troupeau porcin λ ; ce qui nous rapprocherait de la s
ituation bourguignonne du XIVe-XVe siècles. A Rocca (Valdina), un
de ces villages de la soie de la région de Messine, les avances aux paysanséleveurs
de vers à soie, faites par le baron et quelques gros usuriers locaux
qui cherchent à accaparer la production pour la commercialiser à leur
profit, portent fréquemment sur le blé et la viande de porc (frumento
e carne porcina).
3.2 - La volaille et les oeufs: c'est un autre signe de la pauvreté pay
sanne que l'absence de basse-cour domestique et la cherté générale de
la volaille. Vers 1400, une poule coûte le prix de 4 à 5 kg de la viande
la plus chère: c'est un plat pour les réceptions d'ambassadeur. Et les
oeufs sont tout aussi coûteux: on en vend quatre, en 1449, pour le prix
de 800 g. de boeuf 2. Sur les tables conventuelles, la volaille, admise les
jours maigres, est réservée aux malades (una gallina per gli infermi, chez
les Carmes) et aux «jours de médecine» (Jésuites): tel est le prestige
médical, mérité ou non, du bouillon de poulet.
Cette situation initiale, malgré une baisse relative des prix, ne se
modifie que lentement. Une poule vaut encore, vers 1620, d'après la
taxe, autant que 2,5 à 3 kg de genco, et la douzaine d'oeufs plus cher que
le rotolo de la même viande. Malgré les calmieri palermitains, qui taxent
régulièrement poules, chapons, coqs et poulets (comme d'ailleurs perdrix,
francolins, pigeons et becfigues, oiseaux « de trait » ou « de filet »), la vo
laille manque dans les inventaires paysans, et n'apparaît guère que dans
les grosses fermes (massarie). La Sicile médiévale et moderne n'a ni con
nu, ni rêvé la poule au pot.
3.3 - Le poisson: habitué des jours maigres sur les tables convent
uelles, il occupe des pages et des pages dans les calmieri palermitains
qui arrivent à en distinguer une centaine de variétés. Bien de surprenant
1 M. Aymard, Un bourg de Sicile entre XVIe et XVIIe siècle: Gangi, dans
GonjoncUire économique. Structures sociales (Hommage à Ernest Labrousse),
Paris, 1974, pp. 353-73.
2 ASP, Cancelleria, 55, f. 451 (1424), et 60, f. 133 (1427): la poule à grani
18 ou 20. Lettere viceregie 36, f. 81: quatre oeufs pour 1 grano.
562 MAURICE AYMARD - HENRI ERESC
dans une île qui ajoute aux ressources de la mer celles, tout aussi import
antes, des cours d'eau (anguilles du Simeto, dès le XIIe siècle) et des
étangs — pantani et bivieri — systématiquement aménagés et exploités
pour la pêche dans les plaines côtières de l'est et du sud, de Catane à
Gela: le plus célèbre est celui, récemment asséché, de Lentini, foyer de
malaria, mais riche en anguilles et en aloses. Ceci n'empêche d'ailleurs
pas les difficultés d'approvisionnement. Chaque année il faut, à Palerme
comme à Catane, taxer le poisson au début du Carême, et tenter d'em
pêcher les fabricants de salaisons d'accaparer le poisson frais: préoccu
pation de consommateurs urbains, prêts à mettre le prix pour les espèces
les plus appréciées. Car le poisson est cher, plus cher que la viande à
poids égal: les plus cotés (sarago, dentice, rouget, mulet), atteignent jus
qu'à deux fois le prix des meilleures viandes. Et il le restera: seules les
grandes villes de la côte taxent le poisson frais, celles de l'intérieur se
contentent de taxer les salaisons.
Celles-ci sont en effet très répandues: sardines et anchois salés no
tamment, de Sicile ou du dehors. Mais plus encore le thon, dont la pêche
côtière fournit aux touristes du XVIIIe siècle le spectacle assuré du bain
de sang de la mattanza. Pêche des îles Egades à Messine (thonnaires d'al
ler) et de Catane à Sciacca (thonnaires de retour) lors de son passage,
à date fixe, entre mai et juin, il se vend frais sur les marchés urbains,
mais, bien plus normalement, est conservé salé pour la consommation
intérieure et l'exportation et nourrit flottes, armées, et journaliers agri
coles. Thon et sardines salés sont ainsi la seule nourriture carnée que
reçoivent les braccianti du Noviciat jésuite. Leur prix les rend d'ailleurs
compétitifs: la tonnina netta, taxée à 8/10 grani le rotolo vers 1480, est
encore à 10/12 grani, vers 1530, n'atteint 20/22 gr. que vers 1580-90,
et plafonne à 25/26 gr. vers 1610-15; la hausse, inférieure au triplement,
est deux fois moins rapide que celle du blé ou de la viande, et contribue
à expliquer son succès, concurrencé dès la fin du XVIe siècle à l'expor
tation, et dans la seconde moitié du XVIIIe siècle sur le marché inté
rieur, par les salaisons de l'Atlantique — morue, hareng — encore meil
leur marché.
On pourra donc retenir deux types de consommation de poisson.
Celle de poisson frais est le fait des mieux nourris: dans le temps, à dates
fixes au cours de l'année, un substitut de la viande; mais, du point de
vue alimentaire, un supplément à une alimentation carnée déjà abon
dante. Au contraire la consommation de salaisons, qui se développe au
cours du XVIe siècle, accentue son caractère de consommation populaire
et rurale, en remplacement d'une viande de boucherie plus chère et plus
rare.
NOURRITURES ET CONSOMMATION EN SICILE ENTRE XIVe ET XVIIIe SIÈCLE 563
3.4. - Le fromage Le principal substitut à la viande reste pour
tant le fromage, sous toutes ses formes: frais (cas cavallo fresco, turno),
sec (eascavallo duro), maigre (ricotta). En 1720, l'administration admet
une consommation moyenne de 800 grammes par mois, soit près de 10 kg
par an, contre 8 kg de viande. Niveaux que nos sources permettent
de retrouver, et même de dépasser, à tous les niveaux de la société:
— « Gabelles » sur la consommation (sur la base des affermages)
• Licata, 1594, consommation taxée de 270 à 306 cantars de viande
(3,4 kg par h.);
consommation taxée de 60 cantars de poisson vendu au détail
(0,68 kg par h.);
consommation taxée de 600 cantars de fromage (6,8 kg par h.).
• Patti, 1594: consommation taxée de 540 cantars de viande (7,5 kg
par h.);
consommation taxée de 1050 cantars de fromage ou 2100 barils de
thon.
• Montemaggiore, 1720: consommation taxée de 80 cantars de viande;
consommation taxée de 140 cantars de salaisons et fromages.
• Piana, 1720: consommation taxée de 142 cantars de viande;
consommation taxée de 300 cantars de fromage ou 500 barils de
thon i.
— Ouvriers agricoles du Noviciat jésuite (pas de viande, un peu de
poisson salé)
1688-1705 (massarie): 211,95 cantars de fromage pour 2160 salmes
de blé, soit 7,85 kg de fromage par salme de blé. Si on admet 1,5 salme
de blé par tête, pour ces travailleurs adultes, la consommation de fromage
approcherait donc 12 Kg.
1696-1705 (troupeau: mandra di vacche): 6 cantars de fromage cha
que année, pour 40 salmes de blé. En 1703-4, pour 22 salariés perman
ents, on atteint 21,8 kg par personne et par an: la générosité patronale
s'exerce là, il est vrai, envers des ouvriers que rien n'empêcherait de se
servir eux-mêmes sur la production du troupeau 2.
1 Tous ces chiffres viennent de deux enquêtes précédemment citées sur
les finances locales cf. note 1 p. 558.
2 ASP, Case ex-gesuitiche, Noviziato di Palermo, Libri mastri 69 à 73.
564 MAUKICE AYMAKD - HENRI BRESC
— Moniales du Salvatore (viande: deux fois par semaine)
1694-95: ration fixe de 1,6 kg de cascavallo et 1,05 kg de fromage
par mois: soit respectivement 19,2 et 12,6 kg par an, et un minimum de
300 calories par jour 1.
— Jésuites de la Casa Professa de Palerme (viande ou poisson: tous
les jours).
Cacio
Cascavallo
Scaldati
1708-9
11,04 cantare
5,76 »
3,48 »
20,28 »
1709-10
6,40 cantare
9,30 »
3,95 »
19,65 »
Une vingtaine de cantars, soit 1600 kg par an pour 60/70 personnes:
de 22,8 à 26,6 kg par tête 2.
— Jésuites du Noviciat (viande ou poisson: tous les jours):
de 15 à 20 cantars par an (1200 à 1600 kg) pour 50/60 personnes:
de 20 à 32 kg par personne et par an, niveau proche du précédent, con
formément à l'unité de la règle alimentaire dans les établissements de
la Compagnie 3.
A ces chiffres, il faudrait ajouter d'importantes quantités de fr
omages de petit lait (« recuites »: ricotte ou ricottélle), consommés frais
ou entrant dans la préparation des plats.
A la différence des gabelles, les comptabilités des établissements
religieux n'intéressent que des adultes, et dans trois cas sur quatre des
adultes mâles, dans la force de l'âge. Leurs rations, quand elles tournent
autour de 20 kg, pourraient se concilier avec une moyenne générale,
véritable optimum populaire, d'une dizaine de kg. Des pauvres aux r
iches, l'écart reste donc pour le fromage relativement réduit: beaucoup
plus en tout cas que pour la viande. Le fromage ne compense pas, dans
la nourriture paysanne, une faible consommation carnée: mais il cons-
1 ASP, Corporazioni Religiose Soppresse, S. Salvatore, 807, f. 37-38, 30
septembre 1694.
2 ASP, Case ex gesuitiche, Casa Professa di Palermo, Libro mastro 37.
3 ASP, Gase ex gesuitiche, Noviziato di Palermo, Libri mastri 69 à 73.
NOURRITURES ET CONSOMMATION EN SICILE ENTRE SIVe ET XVIIIe SIÈCLE 565
titue par excellence le companage, et assure, à moindre coût, l'essentiel
de l'apport en protéines, sinon en lipides. On rappellera d'ailleurs qu'à
poids égal, et compte tenu des différences de qualité, le fromage contient
davantage de protides, de lipides et de phosphore (50% de plus en moyenn
e),et de 20 à 50 fois plus de calcium que la viande.
L'indicateur des prix confirme cette association avec le pain, et
suggère deux étapes séculaires:
1) XÏVe-XVe siècles: une baisse spectaculaire (plus de 50%) entre
1370 et 1440, suivie d'une reprise de moindre ampleur dans la seconde
moitié du XVe siècle — reprise antérieure à celle du blé. — Ce nouvel
argument pourra être versé au dossier de l'optimum médiéval de l'élevage.
2) XVIe siècle: une hausse parallèle et d'ampleur identique (mul
tiplication par six) à celle du prix du blé.
3.5 - Les corps gras. Une part normalement majoritaire des
lipides provient des autres nourritures végétales (1,2 g par 100 g de
pain complet) et surtout animales: le fromage contient 20 à 30% de
lipides, la viande de boeuf 10 à 20%, le porc jusqu'à 35%. Le progrès
de la consommation des graisses et de l'huile (appelées lipides libres,
par opposition aux précédents, dits lipides «liés», d'origine végétale
on animale) accompagne celui de la cuisine. Et malgré la présence
dans la majorité des inventaires médiévaux de la caldana, des broches
avec leurs trépieds, de la padella ou d'une sartago à frire, la rareté
des f oculari, le nombre des stricfizarii, la taxation, comme en 1371,
des bas morceaux vendus cuits (têtes, ventres, pieds), suggèrent l'absen
coeu l a quasi absence de cuisine dans les classes les plus pauvres.
Encore vers 1700 les graisses animales conservent, comme fond de
cuisine, un primat attesté dès le XIVe siècle: dans l'ordre, lard, saindoux,
graisse de mouton et de boeuf, dont les stricfizarii font précisément de
gros achats. Le beurre, attesté comme companage des travailleurs agri
coles de Corleone en 1416 1, en lieu et place du fromage, n'a jamais qu'une
production et une diffusion limitées. L'huile est rare encore, sans être
chère; seuls les juifs l'achètent en grosses quantités, bon signe d'une
autre cuisine; et la carte que l'on peut dresser de sa production, vers
1640, à travers la nouvelle taxation, montre la place modeste de l'oli
vier, qui va gagner entre XVIIIe et XIXe siècle. Pour l'essentiel, l'huile
se consomme crue, avec le pain ou pour assaisonner les soupes de légu-
1 ASP, Not. Giacomo Pittacolis, 35, 11 août 1416.
566 MAURICE AYMAR!) - HENRI BRESC
mes secs. Mais l'écart des consommations accuse fortement les hiérarchies
sociales. Les galériens en reçoivent 3,6 kg par an (1581), les braccianti
du Noviciat jésuite 4,65 kg: soit de 10 à 13 g par jour. Les moniales du
Salvatore elles en consomment 12,6 kg par an (35 g/jour), les jésuites
une vingtaine de kg (55 g).
Ces chiffres montrent la rigidité des préférences alimentaires: car
l'huile fournit une calorie bon marché, à peine 25% plus chère que le
pain tout au long du XVIIe siècle, où le cantar de 80 kg d'huile vaut en
moyenne moins de deux fois plus que la salme de 2 qx de blé. Vers 1820,
1ST. Palmeri x jugera même normale l'équivalence du prix du cantar
d'huile, de la salme de blé, de la botte de vin et du cantar de fromage.
Ce qui donnerait les rapports suivants:
cantar d'huile: 80 kg à 8840 cal/kg = 707200 calories
salme de blé: 200 kg à 330 cal/kg = 660000 calories
ou pain: 200 kg à 240 cal/kg = 480000 calories
botte de vin: 412 1. à 700 cal/1. = 288400 calories
cantar du fromage sec: 80 kg à 3780 cal/kg = 302400 calories
ou frais: 80 kg à 2600 cal/kg = 208000 calories
3.6 - Les légumes: fèves, pois chiches, lentilles, riz): le recul de la
viande, mal compensé par d'autres apports de protéines animales (fr
omages, produits laitiers, oeufs) renforce lenr position clef, pour l'équilibre
en lysine de la protéine du blé. Ils n'apparaissent guère pourtant dans
les taxations du marché palermitain. Mais les rations militaires confi
rment leur valeur de succédané de la viande: la minestra des galériens
sera faite de légumes frais {verdura) ou, en mer, de riz (50 g), de fèves
(100 g) ou de pois chiches (75 g), arrosés de vinaigre et d'huile; mais le
riz est réservé aux jours sans viande. Forçats et esclaves, qui ne touchent
pas de vin, et seulement les 2/3 de la ration de viande des hommes libres,
ont droit, en compensation, à un supplément de minestra de 20%. L'ap
port protidique trouve ainsi un équilibre au moins théorique:
- pain 64 g de protides
- dispensa: porc salé 25 g » »
ou fromage, thon 40/45 g » »
ou viande fraîche 68 g » »
- minestra: fèves 23 g » » (et 350 calories)
ou pois chiches 14 g » »
1 Niccolo Palmeri, Saggio sulle cause e rimedii delle angustie attuali della
economia agraria in Sicilia (1826), Palerme, 1883, p. Ill n. 2.
NOURRITURES ET CONSOMMATION EN SICILE ENTRE XIVe ET XVIIIe SIÈCLE 567
Mais les jésuites en mangent peu (1 à 2 salmes, contre 50 à 60 de
blé) et leurs ouvriers pas davantage: ce qui correspond à la médiocrité
des quantités produites. Les légumes arrivent loin derrière le fromage
comme source de protéines. Mais leur importance dans l'alimentation
populaire reste des plus difficiles à chiffrer: culture dérobée à la jachère
ou culture soignée des jardins, fèves et pois chiches échappent pour l'es
sentiel aux circuits du grand commerce et relèvent de l'autoconsommation
paysanne.
4 - Les progrès du vin
Quoique partout taxée, sa consommation est l'une des plus difficiles
à cerner. Car les gabelles frappent normalement la vente au détail, plus
rarement la production. Dans le premier cas elles ne touchent qu'une
part de la consommation, dans le second il faudrait tenir compte des
achats et des ventes au-dehors. Or le paysan sicilien, qui loue la terre
à blé, ou ses bras, possède généralement sa vigne, ne serait-ce que quel
ques ceps. En plein latifondo, à tous les niveaux de fortune, jusqu'aux
20% de veuves et de misérables qui occupent le bas de l'échelle sociale,
la valeur de ces lopins équilibre celle des maisons 1, et la majorité des
familles peut déclarer de la vaisselle vinaire.
Pourtant, dès le XIVe siècle, les chiffres dont nous disposons nous
placent à des niveaux élevés:
A Corleone, en 1437, le buctagiu de grani 10/botte rapporte de 10
à 12 onces. Soit une production de 600/720 botti par an (3090/3708 hl)
pour une population de 500 foyers, ou 2500 h.: 123,6 à 148,3 litres dis
ponibles par tête 2 .
La ration du travailleur adulte se fixe dès 1373 à 1 quartuccio
(0,858 litre) de vin de «famille» par jour, et atteint souvent au XVe
deux quartucci de vin de pede ou de stringituri, plus rarement 1/2 ou 2/3
de quartuccio. Soit, sur la base d'un quartuccio /jour, une ration annuelle
de 313,5 litres 3.
1 M. Aymard, Un bourg de Sicile. . ., cit.
2 ACA, Cancilleria, 2830, f. 53.
3 On passe d'un quartuccio par jour, normal vers 1375, à 1 1/3 (ASP, Not.
Ant. Bruno, 554, 19 décembre 1425), à 1 % (ASP, Not. Giovanni Traverso,
767, 15 novembre 1419, et même 2 quartucci (ASP, Not. Guglielmo Mazzapiede,
840, 1 octobre 1436), mais de vino grosso ad pede.
MEFRM 1975, 2. 38
568 ΜΑπΚ,ΙΟΕ AYMARD - HENRI BRESC
La consommation est largement diffusée: les tavernes sont nomb
reuses, les fêtes fréquentes. Les enfants boivent du vin (7 barils et demi
à Erice en 1299), mais non les femmes (Vieari, 1366).
La production locale ne suffit pas, et l'on importe aussi bien des
vins de qualité (vin grec de Naples, vin de Malvoisie) que des vins com
muns (vins calabrais dans les madragues, qui ont leur boucherie et leur
taverne) .
Du XVIe au XVIIIe siècle, cette importance du vin se confirme,
et s'accentue même:
L'intendance militaire fixe pour les hommes libres la ration jour
nalière à 1 quartuccio (0,858 1.), alors que les esclaves et les condamnés
n'ont pas de vin x.
Lors des enquêtes de 1595 et 1720 les chiffres des gabelles sur la vente
au détail, sur les entrées, sur la production, restent d'interprétation aussi
délicate. Mais en 1720 l'administration table sur une moyenne d'1/3 de
botte par tête (137 litres).
Les ouvriers agricoles en reçoivent d'abondantes rations: 1019 botti
(de 412 1.) pour 2160 salines de blé entre 1688 et 1705 sur les fermes du
Noviciat, soit 195 litres par salme de blé. A 1 1/2 salme par tête, la ration
s'élèverait à 291 1. par an, soit presque 1 quartuccio/ jour (313,5 1.).
Pour un travail jugé moins fatigant, les bergers sont moins favorisés:
les vachers reçoivent, entre 1685 et 1705, 68,8 botti pour 571 salmes de
blé, et en 1703-4 6 botti pour 22 gardiens (112 litres par an, soit 0,3 1.
par jour). Le vin fournit le supplément d'énergie du travailleur de force,
spécialement au temps des moissons.
Aussi les consommations masculines des privilégiés se situent-elles
à des niveaux inférieurs ou égaux:
Noviciat jésuite de Palerme, 1681-92: 238,8 botti pour 504 salmes
de blé en 9 ans (pour 50 personnes, 197 litres par an).
Casa Professa de Palerme, 1709-11: 66,25 botti pour 138 salmes
(226 1. pour 60 personnes).
Parmi les dépenses, le vin n'occupe que la troisième place, derrière
la viande et le pain. Fait significatif, la règle de la Compagnie ne fixe
aucune ration.
Les rations féminines sont au contraire inférieures: 1 quartuccio
1 BNM, ms. 7633, f. 178, Relatione della qualità e numero de rationi di
vittovaglie che si distribuiscono nelle galee di Sicilia al peso misura e stipa di
Palermo (1581).
NOURRITURES ET CONSOMMATION EN SICILE ENTRE XIVe ET XVIIIe SIÈCLE 569
pour 3 moniales chaque jour, au Salvatore (108 1. par an), le vin repre
nant sa seconde place parmi les dépenses.
Selon les sexes, les métiers et les niveaux sociaux, les rations pa
raissent d'ailleurs se distribuer, la rigidité de la mesure de base (le quariuccio)
aidant, sur une échelle qui irait d'1 quartuccio pour trois, soit
100/120 litres (bergers, moniales) à 1 quartuccio par tête soit 300/320 l
itres (soldats, journaliers agricoles, etc.).
Les données palermitaines permettent de corriger l'impression de
stabilité de longue durée que suggère le rapprochement de ces rations
avec les données médiévales. La taxation de la capitale frappe en effet
la quasi-totalité de la consommation: toutes les entrées en ville, et la
consommation au détail dans un rayon d'un mille autour de la ville.
Seules lui échappent la production à l'intérieur même des murailles (qui
diminue avec l'augmentation de la population) et la consommation dans
le reste de la Conca d'Oro, importante pour les journaliers agricoles.
La confrontation des deux séries palermitaines du blé et du vin x
suggère deux étapes: au XVIe siècle, la consommation de vin ne suit
qu'avec difficulté la hausse de la population, et tombe d'1/4 de botte par
tête (104 1.) vers 1540-50 à 1/5 (82 1.) vers 1570-1600. Après 1600 elle
retrouve son niveau antérieur (1/4 de botte dès 1612) et progresse après
1650 pour atteindre et dépasser 1/3 de botte vers 1680. Soit, dans l'hypo
thèse optimiste d'une population stable, une hausse de près de 50%
de la consommation taxée, difficile à attribuer à la seule amélioration
de l'administration fiscale. Or ces chiffres cadrent bien avec ceux des
estimations annuelles de la production de la plaine et du territoire de
Palerme (production que complètent des importations de la zone Marsala-
Castelvetrano), et pourront être maintenus au XVIIIe siècle.
Ce progrès du vin, au moins dans l'alimentation urbaine, et cette
seconde place confirmée dans les dépenses de consommation populaire
doivent être rapprochés du coût comparé des diverses calories: pain, vin,
viande, pour ne prendre que trois exemples. Même simplifié — et com
ment pourrait-il en être autrement, vu nos sources? — il fait apparaître
d'évidents écarts:
— le pain: vers 1590-1600, au moment où plafonne la hausse sé
culaire des prix, le poids du pain de la place, vendu à Palerme 4 grani
(1 tari: 20 grani, 1 écu: 12 tari), varie selon les cours du blé:
ACP, Atti Bandi Provviste, passim, et AHN, Estado, 2190.
570 MAURICE ATMAKD - HENRI BBESC
Prix du blé
(à la salme)
tari 40
tari 48
tari 60
tari 74
Poids du pain de grani 4
onces 12 (800 g.)
onces 10.4 (700 g.)
onces 8.1 (540 g.)
onces 6.2 (420 g.)
Coût des calories
(250 cal/100 g. de pain)
500 calories/ 1 grano
437 calories/ 1 grano
337 calories/ 1 grano
262 calories/ 1 grano
Cette fourchette encadre bien, quelques années d'abondance ou de di
sette exceptionnelles exceptées, les oscillations des prix des grains entre
1600 et 1770: encore en 1768, le pain de 2,2 kg vaut, d'après Arnolfmi,
20 grani (soit 275 calories pour 1 grano);
— la viande: à la même époque, les cours du genco se stabilisent
autour d'un tari (20 grani) le rotolo de 800 g. Soit à 250 calories pour
100 g, 10 calories pour 1 grano;
— le vin: le quartuccio de vin, oscille après 1600, avec une tendance
à la baisse au XVIIIe siècle, entre 6 et 8 grani. Ce qui, sur la base accep
table de 700 calories par litre de vin, donnerait de 75 calories pour 1 grano
(8 grani le quartuccio) à 85 (7 grani) et même 100 (6 grani).
La calorie -viande reviendrait donc au consommateur palermitain,
entre XVIIe et XVIIIe siècle, de 25 à 50 fois plus cher que la caloriepain.
Celle du vin seulement de deux et demie à sept fois plus, et, en
moyenne, de quatre à cinq. Le vin a donc pu fournir une calorie relat
ivement bon marché, sans valeur protéique aucune, mais compensant
tout de même, pour certaines catégories sociales, le déclin de l'alimenta
tiocanrné e. D'où les rations abondantes distribuées aux moissonneurs,
aux soldats et aux rameurs: le vin assure l'appoint énergétique au mo
ment des travaux durs. Mais les niveaux de consommation attestés nous
placent assez près des seuils d'utilisation par l'organisme des calories
d'origine alcoolique, même si ceux-ci sont plus élevés qu'on ne l'a admis
souvent .
Les historiens de l'alimentation, suivant sur ce point les nutrition
nisteso,n t longtemps accepté un maximum de 10%, et exclu ainsi de
leurs bilans d'importantes quantités de calories. Mais les études plus
récentes admettent des possibilités supérieures d'oxydation de l'alcool
par l'organisme: en moyenne 2 g par jour et par kg de poids. Soit 700
calories (un litre de vin à 12°) pour un homme de 65 kg, et 525 pour une
NOURRITURES ET CONSOMMATION EN SICILE ENTRE XIVe ET XVIIIe SIÈCLE 571
femme de 55 kg, donc près de 25% de l'apport énergétique nécessaire1:
ces taux d'utilisation effective de l'alcool par le corps humain ont, no
tons-le, le mérite de rendre compte, mieux que les optima des nutritionn
istesd,e s niveaux de consommation de vin historiquement observables.
5 - Hiérarchie sociale des consommations
Malgré leur multiplicité, et leur hétérogénéité évidente, la conver
gence des sources mises en cause, sur une période exceptionnellement
longue, autorise un certain nombre de conclusions: aux chiffres cités
ici, toujours discutables, on demandera moins des valeurs absolues,
d'interprétation toujours difficile, que des niveaux dont la constance
globale ne doit pas masquer des évolutions lentes, mais réelles.
5.1 - Un modèle de consommation: les quantités disponibles ou e
ffectivement consommées ont pu varier selon les temps, les lieux et les
milieux sociaux. Mais la structure même du régime alimentaire des mass
es siciliennes n'a que peu changé.
— La stabilité d'habitudes alimentaires familières dans l'espace mé
diterranéen — l'association du pain et du companage — ne se modifie
que lentement, et par le haut, avec le très lent passage à la pasta, autour
de laquelle s'organise une large part de la cuisine.
— Au primat maintenu du pain — et, pour la majorité des insulaires,
du pain de blé — , première source de calories et de protéines, correspond
l'inertie, sur la longue durée, des optima d'approvisionnement autour
de 2 quintaux par tête: mais cette ration, admise par toutes les annones
d'Italie, à Venise, à Rome, à Naples comme à Palerme, et qui assure
550 à 600 g de pain par jour (donc de 13 à 1500 calories) repose sur un
équilibre fragile entre les possibilités de culture, de transport et de con
servation, les oscillations d'une population soumise au rythme des crises
démographiques, et les aléas des récoltes. Menacée à long terme par toute
poussée durable du nombre des hommes, qui lance le blé, au XVIe com-
1 Le rapport FAO/OMS, Energy and Protein Requirements (G-enève, OMS,
1973, n° 522) reprend sur ce point, p. 39, les conclusions de J. Trémolières et
R. Lowy, Physiology of ethanol metabolism in aleoohol and derivatives, dans
International Encyclopaedia of Pharmacology, Londres, 1970.
572 MAURICE AYMAKD - HENRI BRESC
me au XVIIIe siècle, en tête de la hausse des prix, elle l'est plus encore
à court terme, par le retour régulier de la disette.
— Jj'optimum carné, entre XIVe et XVe siècle, place Castrogiovanni,
au coeur de l'île, aux niveaux établis par L. Stouff pour Carpentras à
la même date: 20 à 25 kg de viande de boucherie par tête et par an: soit
100 gr par jour «gras». Assez pour que la viande, obtenue comme un
droit par les salariés les mieux rémunérés, pénètre dans la cuisine popul
aire. Mais trop peu pour ébranler la suprématie du pain qui continue à
fournir cinq à six fois plus de calories, et trois fois plus de protéines: les
séries longues manquent pour voir si, comme à Carpentras, la viande
a pu, à cette date, constituer, face aux oscillations sévères de l'approv
isionnement en grains, un élément de régularité, sinon de compensation.
Mais, passé 1500/1550, le reflux de l'alimentation carnée qui retombe,
même dans les villes privilégiées, à des niveaux très bas, rend en tout
cas (si elle le lui avait jamais pris) la première place, comme source de
protides animales, au fromage: celui-ci assure toujours une part impor
tante de l'apport lipidique, et constitue l'élément clef du companage,
dans une nourriture populaire à dominante froide.
— Les seuls progrès réels — quoique modestes — que l'on puisse
chiffrer avec quelque vraisemblance portent sur le vin: en ville au moins,
à Palerme, il permet après 1600 de rééquilibrer durablement le régime
alimentaire. Très inégale selon les âges et les sexes, sa consommation
protège mieux l'ensemble de la population contre l'épidémie qu'une eau
toujours douteuse: mais elle récompense surtout la force de travail des
adultes mâles. Au second rang des dépenses alimentaires des classes
populaires, le vin reste leur premier luxe, respecté comme tel pour sa
qualité: la povera gente, qui ne connaît d'autre pain que celui de la place,
se permet de bouder, note Arnolfini en 1768, le vin de l'annone officielle,
jugé trop médiocre, et de payer 15 à 25% plus cher celui que les bouti
ques vendent au marché libre 1.
5.2 - Une agriculture bloquée: ce modèle de consommation reflète
et renforce à la fois les structures techniques, économiques et sociales
d'une production agricole enfermée dans l'impasse du latifondo. L'oppos
ition entre un grand domaine — le feudo — réservé aux céréales et à
l'élevage extensif, et une propriété paysanne parcellaire de vignes et de
jardins regroupés autour des gros bourgs de l'intérieur ne laisse guère
de place a une diversification pourtant nécessaire de la production. De
1 Gr. A. Arnolflni, Giornale... cit., pp. 47-49.
NOURRITURES ET CONSOMMATION EN SICILE ENTRE XIVe ET XVIIIe SIÈCLE 573
façon significative, les principales réussites de l'agriculture sicilienne por
teront sur des zones de spécialisation liées aux villes ou à l'exportation.
Huertas irriguées de la Conca d'Ora x. Grands vignobles de Partinico,
Castelvetrano, Marsala ou Catane, qui se constituent précisément à partir
de la fin du XVIe siècle pour les marchés urbains, et, secondairement,
militaires. Plantations d'agrumes qui relaient, au XVIIIe siècle, le mûr
ier, avec la reconquête des plaines côtières vouées au marécage et à la
malaria. La seule réussite herbagère, avec un élevage de qualité pour
la viande et les produits laitiers, que puisse décrire Balsamo vers 1800,
c'est le comté de Modica, dans le sud-est de l'île, qui ravitaille Malte.
5.3 - Deux alimentations: ce double blocage, au niveau des modèles
de consommation comme des possibilités de l'agriculture, ne doit pour
tant pas faire céder au mirage trop facile d'une histoire immobile et ré
pétitive. A l'intérieur de ce cadre structurel, jamais véritablement ébranlé,
les lignes directrices d'une évolution pluri- séculaire apparaissent, les unes
simplement suggérées, les autres plus évidentes.
Car, même révisés en baisse, les optima alimentaires du XIVe-XVe
siècles — le pain à bon marché, la viande abondante, la main-d'oeuvre
assez rare pour être (relativement) bien payée et plus encore bien nourrie,
l'accès élargi au marché pour tous le salariés, le double héritage de la
cuisine arabe et juive — impliquent un certain nivellement, une égalité
plus grande: de moindres écarts entre les consommations des divers
groupes sociaux. Les plus pauvres, ou du moins les travailleurs dispose
raientd 'une nourriture plus régulière, plus abondante, plus riche en pro
téines animales, donc mieux équilibrée, et aussi moins fragile, moins
sensible aux variations des récoltes: une marge protectrice les sépare
des seuils de carence grave. Aux élites de la fortune et de la naissance
reste le privilège, apprécié et respecté de leurs entourages qui y sont
associés, de manger davantage encore. Leurs platées sont parfois si fa
buleuses — 5000 calories et davantage — qu'elles font douter de nos
chiffres: sans doute une part seulement est-elle effectivement consommée.
Mais, quoiqu'il en soit, leur régime alimentaire reste fondamentalement
identique: les commensaux de l'archevêque d'Arles (1429) voient ainsi
passer sur leur table plus de viande et de vin, mais aussi plus de pain 2.
Pris dans leur ensemble, et avec d'inévitables décalages dans le
temps et l'espace, des ralentissements et même des ruptures de rythme,
les trois siècles de l'époque moderne (XVIe-XVÏIIe) voient au contraire
1 Henri Bresc, Les jardins de Palerme, MEFBM, 1972, 1, pp. 55-127.
2 Louis Stouff, Ravitaillement et alimentation..., cit., pp. 234-38.
574 MAURICE ATMARD - HENRI BRESC
se creuser les écarts entre les revenus des diverses catégories sociales,
entre les genres de vie de la ville et de la campagne. A la prospérité des
détenteurs de la rente foncière correspond la dégradation de la situation
des travailleurs — salariés urbains ou braceianti — et des paysans loca
taires de la terre qu'ils cultivent — cas normal dans les campagnes s
iciliennes — . La stabilité apparente de»s moyennes marque alors une
accentuation parallèle des écarts alimentaires, avec une nette tendance
à la bipolarisation: celle-ci s'observe au niveau de la structure de l'al
imentation, de la cuisine, de la hiérarchie sociale des consommations.
Deux alimentations, structurellement contrastées: on en demandera,
une fois encore, l'exemple chiffré aux comptabilités modèles des jésuites
palermitains. Elles distinguent rigoureusement les nourritures — quant
ités et prix — des diverses exploitations agricoles, et celles des établi
ssements urbains — collège, noviciat, maison professe — . Les deux masses
alimentaires qu'elles permettent d'opposer vont, notons-le, à des clien
tèles assez voisines d'adolescents et d'adultes mâles, mais fournissant
un travail physique très inégal. La répétition régulière, d'une année sur
l'autre, des mêmes chapitres de dépense, accentuent d'autant plus leur
contraste :
— la consommation rurale des journaliers agricoles, pourtant favor
isés au moment des grands travaux, apparaît d'une remarquable monot
onie: seuls le blé, le vin, le fromage, l'huile et le vinaigre y reviennent
chaque année. Peu ou guère de fantaisie: une seule mention de pâtes.
Jamais de viande: à la place, du thon et des sardines salées un an sur
trois. Les moyennes calculées pour la ferme des Dammusi (à 40 km au
sud-ouest de Palerme) de 1688-89 à 1704-05 (seize années, une lacune:
1700-1701) donnent les pourcentages suivants:
MASSARI A DES DAMMUSI
Consommation des braceianti (1/688-89/1704-5)
Blé
Vin
Fromage
Huile
Vinaigre
Divers
% de la dépense totale
54,2
34
6,0
3,8
0,3
1,7
100
% de l'apport calorique
72,2 (pain) à 75,7 (blé)
20,7 à 17,5
3,2 à 3,5
3,9 à 3,3
100
NOURRITURES ET CONSOMMATION EN SICILE ENTRE XIVe ET XVIIIe SIECLE 575
Seule marge d'incertitude, d'ailleurs minime: l'impossibilité de calculer
les valeurs caloriques des « divers »: des salaisons, du sel, etc., dont les
quantités n'apparaissent pas toujours.
On ignore le nombre des bouches à nourrir. Mais si l'on admet la
base probable d'une salme et demie (trois quintaux) de blé par tête,
on trouve l'équivalent d'une centaine de braccianti qui auraient travaillé
toute l'année: en fait, parfois beaucoup moins, et, en période de pointe,
beaucoup plus. Leur bilan calorique se situerait à des niveaux biologique -
ment suffisants, mais modestes, vu l'effort physique demandé. A lire
les tables (contemporaines) élaborées par la PAO, une « grande activité »
demanderait, pour un homme de 20 à 39 ans, 2970 calories pour un poids
de 55 kg, et 3500 pour un poids de 65 kg 1: les mêmes apports caloriques
permettraient une activité simplement « modérée » à des hommes de 65
à 75 kg. Or l'hypothèse 2 paraît la plus proche de la consommation ef
fective, l'hypothèse 1 représentant la disponibilité maxima.
MAS 8 ΑΕΙ A DES DAM MUSI
Rations caloriques journalières des braccianti (1688-89/1704-05)
Blé dur (330 c/100 g)
Vin (80 c/100 g)
Fromage sec (378c/100g)
Huile (884 c/100 g)
(Hypothèse 1)
2618 c (75,8%)
604 c (17,5%)
119 c (3,4%)
113 c (3,3%)
3454 c 100
ou Pain /240c/100g)
ou (7 0c /100g)
ou frais (260c/100g)
(Hypothèse 2)
2094 c (74,4%)
528 c (18,7%)
80 c (2,9%)
113 c (4,0%)
2815 c 100
Pourtant ces rations de faucheurs, de moissonneurs et de laboureurs
représentent une sorte d'optimum pour les travailleurs des campagnes:
pendant les mêmes années, la dépense pour les bergers du troupeau de
bovins va pour 75% au blé, 20% au fromage, 15% seulement au vin.
— La consommation urbaine des jésuites palermitains se distingue
d'abord par sa diversité. On y retrouve, les mêmes produits fondament
auxbl,é, vin, fromage. Mais ces achats de base (consumo di cose comestibili)
ne représentent plus que la moitié de la dépense alimentaire glo
bale. Parmi eux, la viande a pris, et de loin, la première place: dès 1684-
Energy and Protein Requirements, cit., p. 31.
576 MAUKICE AYMAKÜ - HENRI BRESC
85, après deux années anormalement basses, elle représente à nouveau,
et de façon stable, 18% du total pour les seuls bovins: poissons salés
ou frais, volailles, agneaux et chevraux, et même le porc de décembre
seront comptabilisés parmi les « provisions diverses » ou la « dépense
ordinaire». Le pain partage la seconde place avec le vin (10 à 12%).
Huile et fromage tournent autour de 5 %.
Tableau 3 - Noviciat jésuite de Paleeme
Dépenses alimentaires (pourcentages)
I. Achats de denrées de
base
dont: blé tendre
légumes
vin/vinaigre
fromage
viande bovine
huile
miel
II. Provisions diverses
III. Dépense ordinaire
Total
1681-82
51.5
(11,1)
(0,2)
(10,6)
(6,2)
(18,1)
(3,6)
(1,7)
5,5
43,0
100
1682-83
50.
(11,5)
(0,6)
(11,5)
(3,1)
(15,6)
(6,2)
(1,6)
5,
44,
100
1
3
6
1683-8'
52
(12,6)
(0,4)
(11,2)
(7,3)
(13,6)
(6,1)
(1)
3
44
100
t
.2
,2
,6
1689-90
53.
(10,0)
(0,1)
(14,2)
(6,8)
(18,1)
—(3, 9)
11,
35,
100
1
2
7
La distinction n'apparaît pas toujours rigoureuse entre les deux autres
chapitres, dispense di varie provisioni et spesa ordinaria. Mais l'économie
générale ne fait guère de doute. Les premières représentent plutôt les
achats complémentaires, généralement effectués en gros: sucre, sel et
épices, miel et passoli, riz et châtaignes, fruits frais ou secs, volailles,
agneaux et cochons de lait, salaisons et charcuterie, et même la neige.
La spesa ordinaria regroupe au contraire les acquisitions quotidiennes
de produits frais: le noyau en est une somme, presque constante, de 20
à 25 onces par mois, dépensée, sans autre précision, « per lo vitto, cioè
pasta, nove herbe, pescarne et altri ». Près de la moitié des 2500 ecus
consacrées chaque année à l'alimentation du Noviciat passe ainsi à des
achats très divers, base d'une cuisine adaptée aux rythmes des saisons
et aux possibilités du marché, mais sans équivalent dans les nourritures
populaires.
NOURRITURES ET CONSOMMATION EN SICILE ENTRE IVe ET XVIIIe SIECLE 577
Les quantités précises nous échappent, surtout pour la dépense
quotidienne: ce qui interdit tout bilan calorique complet. Mais elles se
répartissent assez largement entre les grands principes nutritifs:
— hydrates de carbone: pâtes, riz, châtaignes.
— Sucres: fruits secs ou confits, passoli, sucre et miel. Deux années
de suite (1695-96 et 1696-97) le Noviciat achète près de 11 cantars (880 kg)
de sucre et de miel.
— Protéines et lipides animales «liées»: viande et poissons, fr
omages frais.
— Vitamines et éléments minéraux: «herbes» et fruits frais.
Ainsi se trouve encore enrichie une alimentation plus que suffisante.
Mais sa composition n'en sort sans doute pas sensiblement modifiée,
sauf pour les sucres. Calculée sur les seuls éléments assurés, les denrées
de base, elle apparaît nettement mieux équilibrée que celle des ruraux.
Tableau 4 - Noviciat jésuite de Palerme (1681-86)
Rations et calories (denrées de base, 50 personnes)
Blé
ou pain
Vin
Viande
vine
Huile
Fromage
Total
Poids par an
250 kg
275 kg
228 1.
100 kg
20,7 kg
23,5 kg
Hypothèse 1
Calories
100 g.
330
800
250
884
387
Calories
jour
2250
505
685
503
250
4193
o//o
53,7
12,0
16,3
12,0
6,0
100
Hypothèse 2
Calories
100 g.
240
700
185
884
260
Calories
jour
1800
440
506
503
168
3417
o%/
52,7
12,1
14,7
14,7
5,0
100
N.B. — Conversions en calories comme pour le tableau — de la page 575 — ,
d'après les Tables de L. Eandoin, cit. et les Tables de composition des aliments
pour l'usage international de Ch. Chatfleld, FAO, Washington, 1949 (Etudes
de nutrition n° 3): ces dernières, grâce à l'expérience des pays en voie de dé
veloppement sont souvent plus simples et plus proches de notre documentat
iohinstori que (valeur calorique du bétail en fonction du poids des bêtes, con
ditionnement des produits, etc.).
578 MAURICE AYMARD - HENRI BRESC
Presque autant de pain — mais de blé tendre et, vraisemblablement
plus blanc — . Un peu moins de vin. Mais deux fois plus de fromage et
quatre fois plus d'huile. Et surtout de fortes rations de viande bovine:
4 à 500 grammes tous les jours « gras », plus les volailles, les agneaux et
les chevreaux, le porc et la charcuterie, et, les jours maigres, le substitut
des poissons et des oeufs. Mais l'évidente aisance de ces consommateurs
urbains ne doit pas masquer l'essentiel: la structure de leur régime al
imentaire.
Les deux régimes considérés se situent en effet aux frontières ex
trêmes d'une alimentation dominée par le blé 1, principale source à la
fois de calories et de protéines. Celui des braccianti sur sa limite inférieure,
difficile à dépasser: le blé, qui fournit 75% des calories, a besoin d'un
complément de 20/22% d'autres protéines. Celui des jésuites en atteint
au contraire la limite supérieure: elle ne demande plus au blé que la moitié
de ses calories, et moins peut-être encore; car sa consommation sous forme
de pain blanc (à 75 % de taux d'extraction) abaisserait de 20 à 25 % son
apport effectif, si elle n'était compensée par les pâtes. Protéines animales
et végétales sont presque arrivées à égalité, autour de 60 grammes (pour
ces seuls produits de base). Mais le recul de la consommation de pain
et de pâtes n'est pas encore amorcé: c'est lui qui marque, on le sait, le
passage au régime des pays développés contemporains, où les produits
animaux sont devenus les principales sources de protéines.
D'un régime pauvre à un régime fortement enrichi, les écarts so
ciaux se distribuent à l'intérieur d'un même archétype alimentaire, à
dominante céréalière.
5.4 - Deux cuisines. Au premier type de régime correspond une
alimentation surtout froide: l'association du pain et du companage
(fromage, oignons, quelques salaisons), complétée par le vin, n'est qu'à
peine corrigée par l'apport de soupes de légumes (fèves, pois chiches)
arrosées d'huile et de vinaigre; peu ou pas de viande, et guère de pâtes
sauf les jours de fête, les seuls où l'on sorte véritablement de la norme.
jMême les moniales du Salvatore, avec leurs deux plats de viande du
θ α 11 et du dimanche, et leurs quatre festins annuels, restent attachées
à ce régime traditionnel: l'analyse de leurs dépenses de septembre
1 Plan indicatif mondial provisoire pour le développement de V 'agriculture,
vol. 2, chap. XIII; La consommation, les perspectives nutritionnelles et les pers
pectives alimentaires, Rome 1969.
NOURRITURES ET CONSOMMATION EN SICILE ENTRE XIVe ET XVIIIe SIÈCLE 579
1664 les montrent plus proches, dans la vie quotidienne, des travail
leursr uraux que des jésuites.
44,5
97 9
20,1
8,2
Pain
Vin
Fromage
huile
: 34
: 21
: 15
: 6
,8
,3
,7
,7
0//0
0//0
0//0
0//0
100
«récréations»: 8,7%, dont 6,5% pour la viande, les oeufs, le saindoux
neige : 12,6%
100
Le second type voit au contraire se constituer une véritable cuisine.
Les composants essentiels du premier y sont conservés, et dominent pour
la fourniture des principes nutritifs. Mais ils accompagnent des prépa
rations culinaires chaudes: viande et poisson, «herbes » et légumes frais,
pâtes. Sans parler des douceurs et des sucreries: on sait le rôle joué par
les couvents urbains du XVIIe et XVIIIe siècles dans l'élaboration de
ces « spécialités » — gâteaux, confitures et fruits confits — qui isolent
le sucre et le font passer du rang des drogues et des épices à celui de base
de plats spécifiques et de catégorie culinaire. La règle jésuite, dès 1624,
distingue ainsi, en équilibrant leurs apparitions au menu, le gras et le
maigre, le cru et le cuit, le salé et le sucré. De même qu'elle s'efforce de
freiner la mode nouvelle de la neige, et d'en restreindre l'usage, pour
rafraîchir les boissons, aux seuls mois d'été: en vain d'ailleurs. Au début
du XVIIIe siècle, la consommation de neige du Noviciat devient assez
importante pour être comptabilisée à part: en 1704-5, elle atteint 9 ton
nes, pour un montant (92 onces) presque égal aux achats de blé. Et les
moniales lui consacrent deux fois plus d'argent qu'à la viande.
A cette sémiologie née de la cuisine, et renforcée par les nouveaux
luxes de la table qui attendent, pour être intégrés, d'être justifiés — ce
qu'on mange comptant désormais moins que comment et pourquoi
on le mange — correspond une série d'efforts de mise en ordre. Les uns
portent sur la forme: la succession des repas dans la journée {pranzo et
cena) et leur ordonnancement interne (antipasto jminestr a jpastojpostpasto)
sont très tôt des faits acquis. Leur contenu pose au contraire de multi
plesp roblèmes d'équilibre, de symétries vraies ou fausses, de compens
ations et de correspondances, et même de diététique: les solutions trou
vées, et les attendus des motifs gagneraient à une étude plus précise.
Si les principaux de ces problèmes, le maigre aidant, intéressent la viande
580 MAURICE AYMAR!) - HENRI BRESC
et ses substituts (supra, pp. 560-565), les autres éléments du repas font
également question. Revenant sur celle de 1624, la règle jésuite de 1749
accorde ainsi en temps de Carême une soupe de lait d'amandes (reconsti
tuant)t rois fois la semaine, et précise que les légumes ne pourront entrer
à la fois dans les antipasti et la minestra, et que V antipasto des jours
d'abstinence devra varier, sans être toujours de poisson.
Les deux victimes de ces raffinements minutieux ne surprendront
pas. D'un côté les fêtes, dont la règle s'emploie par de multiples astuces
de détail à sauvegarder la signification alimentaire: mais on ne saurait
ajouter indéfiniment des antipasti ou des postpasti supplémentaires. De
l'autre, le jeûne, ce malade et ce gêneur, auquel on ne sait plus quelle
place faire. Les séminaristes de Monreale, qui reçoivent le vendredi et
le samedi matin un pranzo composé d'une soupe, d'un plat de poisson
d'une portion d'omelette, de fruits et de fromages se voient rappeler la
nécessité « d'un peu d'abstinence » le vendredi soir x. Même situation
chez les jésuites qui reçoivent en plus un antipasto les jours d'abstinence,
deux antipasti et un postpasto « double » les jours de simple jeûne: pour
tant, on devra préciser en 1749 que « manger de la viande le vendredi,
ce qui doit rester exceptionnel n'exempte pas de faire abstinence le soir:
à ceux donc qui mangent de la viande un pareil jour, on donnera un
antipasto de viande le matin, et le soir une simple petite minestra ».
5.5 - Une hiérarchie sociale. A travers l'alimentation, et à l'inté
rieur du même régime alimentaire, s'exprime ainsi une hiérarchie
sociale fondée à la fois sur les quantités et les qualités: après 1500,
tout indique un élargissement des écarts. An sommet, plus repré
sentatives sans doute que les tables aristocratiques, trop marquées
d'ostentation, les nourritures conventuelles, et tout specialmente celles
des établissements religieux tridentins, codifient les usages et les
aspirations des classes moyennes des villes et des campagnes qui y
destinent leurs fils: abondance, régularité, équilibre, acceptation des
nouveaux luxes dès qu'ils cessent d'être tout à fait des luxes, le tout
au nom d'un sens de l'efficacité qui laisse peu de place à l'ascétisme.
La grande enquête de 1650 sur le Stato dei Regolari 2 montre, du nord
au sud de l'Italie, une remarquable unité du coût de l'alimentation dans
les grands couvents masculins: 50 à 60 écus romains par tête, rarement
1 ASV, Congregazione ver il Concilio, Belationes ad sacra UmAna, Monreale,
643, f. 33-34.
2 ASV, Congregazione sopra lo Stato dei Hegolari, (1650).
NOURRITURES ET CONSOMMATION EN SICILE ENTRE XIVe ET XVIIIe SIÈCLE 581
plus, rarement moins aussi. Car cette codification, loin de se limiter à
la seule Sicile, vaut pour l'ensemble de la péninsule.
Voptimum populaire s'exprime au contraire assez bien dans les ra
tions militaires que l'administration espagnole unifie dans tout le bassin
occidental de la Méditerranée. Leur composition tend à imiter celle des
couvents, mais sur un mode mineur: même régularité, même équilibre
diététique, mais moindre abondance, et, bien sûr, indifférence aux luxes.
Outre le pain ou le biscuit (800 g.) et le vin (0,85 1.), une soupe quotidienn
ede, lég umes secs (fèves, pois chiches, riz) plus souvent que verts. Et,
tous les jours également, la dispensa: trois fois par semaine de la viande,
fraîche ou salée, deux fois du poisson, deux fois du fromage. Un tiers
de la dépense va au blé 45% au vin, 18% aux protéines animales. Le
coût journalier, comptabilisé à 22% écus par jour en 1581, tournerait
vers 1650 entre 25 et 30 écus; soit moitié moins que les nourritures con
ventuelles. Mais, à cette même date, au bas de l'échelle sociale, les jour
naliers agricoles ne coûtent guère plus de 10 écus par an à nourrir, et le
blé représente 50 à 60% de la dépense, le vin près d'un tiers. Encore
s'agit-il de relatifs privilégiés, puisque leur travail les met à l'abri de
la disette et des variations du prix de la nourriture. Une large part du
monde rural, tout spécialement mal protégé en Sicile par la faible part
de l'autoconsommation, ne bénéficie même pas de cette sécurité. Disette
meurtrière ou « cherté » plus limitée, qui, même si elle ne tue pas, marque
en profondeur les organismes: la carence fondamentale reste liée aux
insuffisances de l'apport céréalier, qui font manquer à la fois calories et
protéines. Aussi bien, confrontées avec cette menace permanente qui
pèse sur les nourritures populaires, toutes ces alimentations régulières,
enregistrées par nos comptabilités écrites, font-elles figure à1 optima ou
de normes.
Une consommation surtout « bourgeoise » et urbaine réussit ainsi à
créer et à animer les circuits commerciaux de l'élevage, les grands vigno
blese t olivaies, quelques oasis de jardins irrigués ou intensément cultivés.
Mais la consommation populaire, et surtout rurale, apparaît durablement
bloquée entre 1500 et 1800, sinon plus tard encore; elle se montre en tout
cas incapable d'entraîner à la fois l'augmentation de la production agri
cole par tête d'habitant et sa diversification.
Maurice Aymaed et Henri Bkesc
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