École doctorale Paris 1
Atelier « Enquêtes qualitatives et conduites d’entretien »
L’entretien de face-à-face: Mise en œuvre et perspectives analytiques d’une rencontre singulière
Synthèse de l’intervention de Denis la Mache
Aux ateliers de l’Ecole Doctorale de Géographie de Paris 1
Le 27 mars 2006
Il s’agit ici de réfléchir à la place que peut prendre le recours à l’entretien dans une enquête de terrain. Il
s’agit d’en analyser les applications, (au niveau de la conduite et du traitement) et les implications (en
matière de présupposés ontologiques et épistémologiques).
Je voudrais explorer avec vous un certain nombre de question : Qu’est-ce qui se joue pendant un entretien en matière de relation sociale ? Dans quelle mesure l’entretien est-il une collecte d’information ? Comment le mener ? Auprès de qui ? Comment l’analyser ? Faut-il le découper ? Faut-il le prendre comme une totalité insécable ? Quelle place pour le contexte de l’entretien dans l’analyse ?
Les propos que je vais tenir ont été élaborés dans un contexte particulier : une enquête ethnologique de
longue durée dans un grand ensemble HLM.
Quelques mots de cette enquête :
Elle est partie d’une interrogation de départ qui pourrait être résumée ainsi : Comment s’organise
l’appropriation et le partage d’un espace urbain déterminé par ceux qui le pratiquent ? J’ai souhaité
appliquer cette question à un terrain qui soit au cœur de l’actualité. Je partageais l’idée selon laquelle
l’ethnologie peut contribuer au traitement des questions vives de la société et ne pas rester cantonnée aux
régions les plus assoupies de l’actualité. J’ai donc choisi un quartier d’habitat social classé ZUS, plusieurs
fois secoué par « émeutes urbaines ».
Il s’agissait donc pour moi de reconstruire les efforts déployés par les habitants pour habiter c'est-à-dire
- construire « de l’être là » (pour reprendre une formule de Heidegger)
- construire une inscription « du vivre dans le loger » (pur reprendre une formule de H. Lefebvre)
Un premier constat a pu être fait : Malgré les apparences et des croyances tenaces, ce type de terrain ne
constitue pas un isolat urbain, et ce à deux titres :
- Il n’y a pas à proprement parler d’isolat culturel mais plutôt un conglomérat d’étrangers
- Il n’est pas possible de parler d’isolat géographique. Les individus débordaient largement la cellule
urbaine qui leur était destinée
J’ai pris le parti de ne pas faire une anthropologie de la ville (qui prendrait pour objet des comportements
spécifiques de ce terrain urbain)
J’ai plutôt tenté une anthropologie dans la ville attentive à la manière dont les individus saisissent leurs
conditions matérielles et sociales de résidence, attentive à la manière dont ils en retravaillent les
contraintes et les opportunités pour y construire de l’activité sociale et négocier des identités individuelles
et collectives
D’un point de vue opérationnel, j’ai emprunté à M. de Certeau le concept de « art d’habiter ». Ce dernier m’a servi d’outil théorique. Il m’a permis de cerner la cohérence des faits étudiés sans les considérer comme déterminés par un contexte culturel, formel ou technique mais développés dans ces contextes (et rétroagissant sur eux).
L’art d’habiter m’a permis de saisir de manière unifiée les « bricolages d’espaces » qui se développent dans l’économie et la culture dominantes pour « produire l’habitabilité » du grand ensemble.
Entre autres méthodes j’ai eu recours aux entretiens. Il s’agissait :
- de faire produire du discours sur un ensemble de pratiques dispersées non nécessairement théorisées
par leur auteur 2
- d’adapter ma pratique d’enquête à une population très hétérogène (socialement, économiquement et
culturellement)
- de m’immiscer dans les pratiques de l’habiter donc nécessairement de l’intime et dans les rapports familiaux
Je me suis donc construit une pratique de l’entretien adaptée à la circonstance :
- J’ai été amené à considérer l’entretien comme une rencontre.
- J’ai pris au sérieux le fait qu’il constitue une confrontation entre des points de vue.
- J’ai fais le pari qu’on pouvait l’analyser comme un système communicationnel cohérent.
I - L’entretien est une rencontre
De manière générale, on peut entendre par rencontre « le fait de se trouver en présence de, d’établir un
contact ». Bien plus qu’une co-présence, la rencontre est une mise en contact dans un endroit et à un moment donné. La rencontre est un évènement qui se donne à voir comme une totalité, distinctement de l’avant et de l’ailleurs.
Je voudrais montrer en quoi l’entretien peut être vu comme entrant dans cette catégorie et ce que cela
implique et signifie sur le plan ontologique, sur le plan épistémologique comme sur le plan technique.
A - Une rencontre instituée pour les besoins de l’enquête
En anthropologie, l’entretien s’inscrit dans une démarche empirique inscrite sur le long terme. Alors que les
sociologues sont plus familiers des territoires vastes, les anthropologues aiment à rester longtemps sur de petits terrains desquels ils tirent une connaissance en profondeur.
Pour reprendre une formule de M. Segalen, ce qu’ils perdent en exhaustivité, ils le gagnent en intensité
(Segalen, 1990). Même si les frontières disciplinaires se brouillent et se complexifient, il est encore
possible de dire que les anthropologues sont peu familiers des questionnaires et des méthodes
mathématiques. Ils nouent sur leurs terrains des rencontres privilégiées avec un petit nombre
d’interlocuteurs.
Je ne veux pas me noyer dans des considérations générales sur les traditions disciplinaires. Je voudrais
juste dire que l’entretien dont je parle est une pratique intensive qui prend la forme d’une discussion à bâtons rompus. Celle-ci s’élabore à partir d’une trame mais dont les modalités discursives laissent une large part à l’adaptation, à l’improvisation.
Ce choix n’est pas neutre et pose d’emblée une série de questions : Quelle place pour les autres
méthodes ? Qu’est ce que cela implique au regard de la réalité sociale qu’on souhaite appréhender ?
Qu’en est-il de l’implication du chercheur ? Est-ce qu’on ne contribue pas à transformer une relation sujetobjet en relation sujet-sujet ?
1 – Le choix parmi d’autres méthodes
Il ne faut pas confondre tradition méthodologique et paradigme. Comme dit S. Fainzang : les méthodes
sont indissolublement liées à l’objet que l’on s’assigne et à la manière dont on le construit (Fainzang,
1994). Seul le problème à résoudre impose la méthode d’investigation.
J’adhère à la proposition de J-M. Berthelot selon laquelle la réalité sociale peut s’appréhender grâce à des
constructions bricolantes dans lesquelles des démonstrations concrètes usent d’éléments différents dont il
s’agit de neutraliser les discordances potentielles et ne garder que les capacités d’agrégation partielles
(Berthelot, 1991). J’ai donc développé un parti-pris extrêmement pragmatique, ne rejetant aucune méthode
a priori et me posant la question : Comment faire pour que cet outil soit compatible avec le type de
connaissance que je veux produire ?
2 – Le choix face au paradoxe de Labov
Mon type de questionnement impliquait deux choses : s’inscrire dans la rupture d’avec le sens commun et adopter un point de vue emic.
A partir de là toutes les méthodologies se valent. Reste qu’il peut être légitime de se poser la question de
savoir si la connaissance doit être produite de l’extérieur ou de l’intérieur. La démarche herméneutique doit
trouver sa place entre 2 pôles distincts :
- Extériorité : S’agit-il de construire une extériorité face à la question étudiée ? Dans ce cas,
comment résoudre le paradoxe de Labov : comment observer une situation telle qu’elle serait si je
n’étais pas là ?
- Intériorité : Doit-elle produire une connaissance d’une situation sociale de l’intérieur. Dans ce cas,
comment savoir ce que l’on modifie par notre présence ?
Un élément a été déclencheur pour moi : Une interlocutrice après m’avoir sagement écouter procéder à
une première prise de contact marque un silence et me dit : « Mais vous ne m’avez pas posé la même
question qu’à Madame X». Elle était déçue de ne pas pouvoir me donner une réponse qu’elle avait
préparée.
Je me suis alors posé la question : Qu’est-ce que cela signifie pour moi ? Est-ce que cela condamne
l’opportunité de recourir aux entretiens ? Est-ce que cela veut dire que je suis trop présent sur le terrain et que je perturbe la vie sociale que je veux observer ?
J’ai alors tenté d’apporter des réponses à ces interrogations en veillant à les rattacher à mon point de vue
emic. Mon interlocutrice venait peut-être de me dire : « Par rapport à votre sujet de recherche ce qui me
paraît important n’est pas ce sur quoi vous m’interrogez ! ». Cette hypothèse méritait d’être explorée. Je me
suis dit que l’entretien conçu comme une rencontre instituée avec ce que cela implique d’interaction mais
aussi de préparation de part et d’autre pouvait s’avérer très efficace.
Je suis donc parti du principe qu’une implication assumée et lucide est plus efficace qu’une extériorisation
illusoire. J’ai choisi de pratiquer une implication maîtrisée. Il ne faut pas confondre « rupture d’avec le sens
commun » et « illusion scientiste de l’extériorité ».
- La rupture est inscrite dans le projet scientifique et doit se retrouver dans l’analyse.
- L’illusion scientiste ne fait que masquer le fait que (comme dit Y. Winkin) lorsqu’un homme
réfléchi sur d’autres hommes, il le fait avec eux, parmi eux.
J’ai choisi d’assumer le fait de faire partie de la situation observée. Ce parti-pris n’est pas sans
conséquence sur la vocation qui sera donnée aux outils mobilisés. Ainsi, l’entretien de face à face apparaît
moins comme une technique de recueil des données que comme une rencontre de plusieurs individus dont
l’un est animé d’intentions scientifiques.
A l’instar de G. Althabe, mon projet s’inscrit donc dans une volonté de produire une connaissance de
l’intérieur. Je partage sa conviction selon laquelle tout observateur d’une situation est nécessairement dans la situation (Althabe, 1990). Cet état de fait n’est pas seulement un biais qu’il faut tenter de maîtriser.
C’est la condition même de production de l’information. C’est dans la situation même de rencontre que la connaissance anthropologique se bâtie.
B – Un système d’attentes mutuelles
Dans l’absolu, une rencontre peut être fortuite. Dans le cas d’un entretien en anthropologie, c’est rarement
le cas. De manière générale, l’entretien en science sociale est le fruit d’une préparation. Et l’enquêteur serait bien naïf de croire qu’il est le seul à [se] préparer [à] cette rencontre. Comme le montre l’exemple dont je viens de parler, chaque protagoniste est susceptible de le faire.
- Cette attente peut être liée aux modalités de déroulement de l’entretien
Ainsi quelques interlocuteurs m’ont-ils « expliqué » comment se passait un entretien à partir de leur
expérience d’interviewés acquise auprès des multiples instituts de sondages intervenant
régulièrement dans l’immeuble
- Elle peut être liée à l’intervention d’un anthropologue dans une dynamique locale
Ainsi le bruit a-t-il d’abord circulé que mon intervention était liée à la préparation d’une vague de
réhabilitation du quartier.
Sur cet aspect, l’enquêteur n’a qu’une connaissance partielle et progressive. N’oublions jamais comme le
disait M. de Certeau qu’il ne faut pas prendre les gens pour des idiots.
De son côté, lorsqu’il entre en contact avec sa population, l’enquêteur en a pré-construit des
caractéristiques en vertu desquelles il institue la rencontre. Il s’attend à ce que la population le renseigne
sur l’objet qu’il a construit qu’il a construit en dehors d’elle. Il s’attend aussi à quelques caractéristiques qui
vont orienter son protocole technique. Sur cet ensemble d’attentes croisées, je souhaiterais faire quelques
remarques, sur le plan épistémologique, méthodologique, technique.
1- Remarque épistémologique
Sur le plan épistémologique, il faut garder à l’esprit que la rencontre avec la population procède d’un choix
dicté par des perspectives analytiques. Il est essentiel de garder à l’esprit que cette pré-construction n’est
qu’hypothétique. L’interrogation sur la pertinence de la perspective qui sert de cadre à l’investigation doit
être permanente.
L’ethnologue doit se garder de délimiter un objet de connaissance qui serait d’emblée le cadre sur lequel il
fonde son appréhension du réel. L’entretien doit avoir le double objectif d’alimenter et d’interroger son objet
de recherche.
2 – Remarque méthodologique
Sur le plan méthodologique, chaque population (quelle qu’elle soit) possède un certain nombre de
caractéristiques inconnues et inattendues du chercheur. Elles peuvent pourtant peser lourdement sur le
déroulement de la recherche. Ainsi la population du grand ensemble sur lequel j’enquêtais avait-elle pour
caractéristique d’être sur-ethnologisée
- De manière conjoncturelle : 2 universités voisine proposant des filières « science de la ville » déversent
des flots d’apprentis sociologues, ethnologues et géographes sur le terrain.
- De manière structurelle : l’enquête dans les grands ensembles s’inscrit dans un paysage médiatique
particulier : Les habitants des grands ensembles sont sur étudiés : à force d’enquêtes de plus en plus
médiatisés, une « parole des banlieues » à fini par se solidifier. Elle intervient comme un réservoir
sémantique utilisable par chacun.
Ces éléments ont contribué à la fabrication d’une « compétence de population d’enquête » inégalement
répartie mais bien réelle.
Le fait de considérer l’entretien non comme un recueil mais comme une rencontre permet d’accueillir la
parole pré-construite. Cela permet de ne pas se dire : « Ce qu’il me raconte, je le sais par cœur ». Cela
invite à se demander : « Pourquoi ça à moi, ici, maintenant ? »
3 – Remarque technique
La concentration spatiale et l’hétérogénéité sociale du HLM n’avaient pas échappé aux enquêteurs
commerciaux. Beaucoup y ont vu une aubaine pour remplir à peu de frais et en peu de temps des
enquêtes par panels. Chaque palier concentre des ouvriers, des sans-emploi, des étudiants, des
ménagères… parfois même quelques cadres. Les sondages trouvent là des terrains favorables.
A cela s’ajoutent les enquêtes diligentées par les organismes, services et collectivités de tutelles du
logement social. Les populations des grands ensembles accueillent donc l’entretien anthropologique parmi
un paysage varié d’enquêtes qui leur a dans certain cas permis de construire une véritable compétence
d’interviewé. Ils ont ainsi pu construire vis-à-vis de l’interviewer un système complexe d’attente en matière
de déroulement de l’entrevue, de niveau et de structures de réponses.
L’entretien tel que je le conçois cadre mal avec ces attentes. Construit comme une rencontre plus que
comme une récolte, il s’inscrit dans la durée, épouse les formes ordinaires de la conversation et
s’accommode mal des formatages de réponses.
C - Une rencontre avec des individus choisis
2 niveaux de choix : D’abord la population, ensuite les interlocuteurs. 5
Ce choix dans le choix oriente plus encore la portée de l’entretien et les termes de la rencontre. Il repose
sur un conglomérat de raisons théoriques, techniques, financières affectives… Avant même d’être mis en
œuvre ou analysé, l’entretien résulte d’une série de parti-pris. Ceux-ci ne sauraient disparaître de l’analyse.
Le choix du « bon » interlocuteur doit donc être lucide, méthodique. Il participe en tant que tel à la
production de connaissance
1 – Un choix lucide et méthodique
Qui choisir ?
Les modalités du choix doivent être dictées par le projet de recherche. En ce qui me concerne, aucune
volonté culturaliste n’agitait mes intentions.
- Il ne s’agissait pas de savoir qui pourrait « parler pour les autres » et exprimer au mieux une culture
résidente. Il ne s’agissait pas de rechercher des porte-parole efficaces d’une identité collective dont ils
n’auraient qu’une connaissance partielle et partir desquels je pourrais reconstruire une entité collective.
- Il s’agissait d’explorer la diversité des postures qui peuvent s’exprimer dans une situation résidente. Il était
important pour moi d’avoir des individus qui ne parlent que d’eux même mais qui proposent des postures
contrastées face à mon objet de recherche.
2 – Les personnages épistémiques
J’ai donc eu recours, à l’instar de P. Bourdieu à des personnages épistémiques (Bourdieu, 1984). Ces
personnages sont à la fois réels et construits.
- Ils sont réels dans la mesure où l’entretien mené auprès d’eux n’était animé d’aucune volonté de
procéder à des synthèses abstractives. Il s’agissait bien d’entrer en contact avec des individus que
l’entretien visait à cerner dans toute leur complexité, avec leurs incohérences.
- Ils sont construits dans la mesure ou le collectif qu’ils forment est le fruit d’une sélection rigoureuse.
Cette sélection repose sur un choix de profils contrastés par rapport aux variables efficaces de ma
problématique.
Concrètement, j’ai choisi mes interlocuteurs :
- pour la distinction des raisons qui fondent leur arrivée dans le quartier
- pour leur localisation dans le quartier
- pour le contraste de leurs projets résidentiels
- pour l’inégalité de leurs positions et de leurs possessions sociales et économiques.
Telle a été ma manière de répondre à 2 questions :
- qui interviewer ? Des individus les plus différentes les uns des autres
- combien en interviewer ? autant que les situations ne deviennent pas redondantes
Dans mon cas mes interlocuteurs ne sont pas représentatifs mais exemplaires. Ils ne représentaient pas un
échantillon à proprement parler dans la mesure ou chaque situation individuelle observée n’a pas besoin
d’être représentative pour être pertinente. L’étude de quelques cas individuels apprend autant que celle de
cas multiples. Il s’agissait, comme dit J-F.Grossiaux, de respecter suffisamment la part d’aléatoire qui
existe dans l’observation pour ne pas fétichiser celle-ci mais la maîtriser suffisamment pour ne pas se
noyer dans la redondance (Grossiaux, 1998).
Dans ce cadre, finalement pour moi, comme dit S. Fainzant, « un informateur vaut pour un autre, même s’il
ne vaut que pour lui-même » (Fainzant, 1994).
Récapitulons :
- L’entretien s’inscrit dans une chaîne explicative construite liant les dimensions ontologique,
épistémologique et méthodologique de la connaissance
- L’entretien procède d’une implication qui suggère au chercheur une attitude souple par rapport à
son terrain, attentive aux injonctions de celui-ci sans en être dupe.
II - L’entretien : modalités et enjeux d’une confrontation
S’il est entendu que l’entretien est une rencontre intersubjective, voyons concrètement en quoi il constitue
une confrontation et ce qu’on peut en tirer. 6
Une confrontation est la « mise en présence de deux entités dont les intentionnalités et les productions de
discours ne sont pas cohérentes ». La confrontation est également la volonté de produire de l’explication
par cette mise en présence. (C’est le cas par exemple de la confrontation policière).
En ce sens alors, l’entretien de face à face peut être considéré comme une confrontation. Elle peut, en
effet, produire de la connaissance d’une situation en confrontant deux modèles explicatifs d’une situation
sociale dont l’un se construit en rupture d’avec le sens commun à partir d’un outillage théorique. Je voudrai
insister sur les modalités et sur les enjeux de cette confrontation.
A – Partenariat, violence symbolique et mise en scène
Une première remarque : Dans nos sociétés contemporaines et urbanisées, l’anthropologie entre à grande
peine dans les mondes domestiques et les univers familiaux. On peut considérer que cette tentative
d’intrusion est illégitime. Ce n’est pas mon cas. Je pense au contraire qu’elle est possible et souhaitable.
1 – Le partenariat
Pour cela elle peut être envisagée sur le modèle du partenariat. Le partenariat est une
collaboration d’individus qui entrent en relation dans une production commune mais qui sont animés
d’intérêt et d’intentions distinctes.
Dans cette perspective, il ne s’agit pas de se demander comment on va pouvoir s’introduire dans
l’intimité de la population. Il ne s’agit pas de savoir de quelle manière on va pouvoir formuler nos questions
sans dévoiler nos véritables intentions et effaroucher l’interlocuteur. La difficulté est dans la négociation du
partenariat (qu’est-ce qu’on va pouvoir s’apporter ? Quel est le but de l’opération ?)
En ces termes, on peut bâtir une relation plus durable, propice à l’enquête ethnologique dans la
durée. A défaut d’être vertueuse, l’honnêteté peut être stratégique.
Quand je parle de partenariat, il faut rester lucide : il s’agit pour moi d’un modèle de relation de
référence. J’en ai parfois été très loin. Un partenariat est difficile à construire.
2 – Violence symbolique et mise en scène
La rencontre avec son interlocuteur peut alors constituer pour ce dernier une véritable violence
symbolique (Bourdieu) reposant sur une double dissymétrie. D’une part il existe une différence de
conceptualisation de l’objet de recherche et d’intérêt pour ce dernier entre le chercheur et son interlocuteur.
Dans mon cas, il est clair que l’habiter n’avait pas constitué en tant que tel un sujet de réflexion pour ma
population. D’autre part, il peut exister une différence de capital symbolique et linguistique qui sépare
l’enquêteur et son interlocuteur. Dans mon cas, elle était parfois très importante.
Inévitable cette double dissymétrie doit être intégrée à la démarche interprétative de l’entretien. Elle
fait partie de l’acte de production de connaissance. Les modalités de la rencontre influent sur cette
dissymétrie et sur la violence symbolique.
Pour contribuer à contrôler cette violence symbolique, j’ai pris le parti d’agir en amont de l’entretien.
J’ai fait le choix de recourir à des « intermédiaires pertinents ».
Ces derniers (animateurs socioculturels, concierges, directrice d’école…) m’ont mis en contact avec mes
interlocuteurs :
- Ils ont atténué la violence symbolique (par les mises en contact qui permettent d’établir des relations
de confiances, de caler les niveaux de langage…).
- Ils ont aussi profondément et durablement orienté les systèmes d’attentes mutuelles.
Ainsi, une jeune femme qui m’avait été présentée par la directrice de l’Ecole me décrivait l’aménagement de
la chambre de sa fille en récitant les préconisations de la PMI. En fait, elle me disait «La directrice a eu
raison de penser à moi pour votre enquête. J’éduque bien mes enfants ».
Ceci m’amène à dire que pendant l’entretien, le chercheur n’obtient pas des bribes de la réalité
sociale qu’il cherche à connaître et qu’il faudra ensuite restituer. Il en obtient une véritable mise en scène.
Cette mise en scène des échanges sociaux qu’il souhaite connaître se déroule pour et avec lui. Elle utilise
les ressources de la communication ordinaire et s’élabore dans une construction locale d’acteurs sociaux. 7
B - Une construction réciproque d’acteurs sociaux
Dans la conception de l’entretien que je propose, le chercheur est concrètement impliqué dans la
relation d’échange. Il devient un acteur du jeu social indigène. Il est produit en acteur par ses interlocuteurs
à travers les processus internes qu’il a définis comme objets d’analyse.
Dès son arrivée, et à son insu, il est impliqué dans un réseau d’alliances et d’oppositions. Il est investi de
missions de témoin, de caution, d’entremetteur…
Et puis surtout, comme on vient de le voir, l’interlocuteur lui-même se construit en acteur social
pertinent au regard de l’analyse qu’il fait des raisons de la rencontre et de l’orientation que prend celle-ci.
Cette construction que l’interviewé produit de lui-même au cours de l’entretien mobilise des
matériaux très divers. Mes interlocuteurs appartiennent à une pluralité de situations sociales qui
n’entretiennent pas nécessairement de liens les unes avec les autres (relations
professionnelles/domestiques…).
Une seule fait l’objet de la recherche mais toutes viennent s’agréger dans la rencontre. Il serait
illusoire de vouloir les éliminer. J’ai pris le parti de les prendre en considération et étudier leur interaction
avec le champ étudié. Dans l’événement de communication que constitue l’entretien, l’interviewé unifie à sa manière les diverses situations auxquelles il appartient. Il les ordonne. Il construit une image de lui-même.
Par ailleurs les données structurelles de l’entretien apparaissent pour l’interviewé à la fois comme
des contraintes (sa réponse est une adaptation) et une ressource (lui permettant de se construire comme acteur social).
La construction se fait donc à l’occasion et par l’entretien. L’objectif est de comprendre en quoi les
modes par lesquels le sujet de construit en acteur social peuvent éclairer notre sujet.
D – De l’autonomie du chercheur
Dans cette action croisée d’auto/exo construction, je me suis rendu compte que je risquais de
perdre son autonomie. On est pris entre deux logiques contradictoires. On risque 2 dépendances :
- La dépendance vis-à-vis de sa perspective analytique : suggère de sélectionner dans les
propos des interlocuteurs des propos qui renforcent sa perspective. Le danger est de délimiter un
objet de connaissance comme étant d’emblée le cadre dans lequel on va fonder l’appréhension du
réel. Le risque est grand de manquer de vigilance et de transformer sa question en réponse pré-
établie, de fonder sa démarche sur la poursuite d’objet de connaissance sans existence.
L’entreprise relève alors de la fiction (Selim, 1992).
Ainsi, il aurait sana doute été aisé pour moi de recueillir assez de matériaux pour produire un
intéressant mais fallacieux récit sur la « culture des grands ensembles ».
- La dépendance vis-à-vis de la parole des interviewés : Le risque est de se voir imposer par ses
interlocuteurs des réponses et un cadre explicatif
J’ai ressenti la prégnance de ce danger lorsque j’ai interrogé des professionnels de
l’aménagement, du développement local ou du travail social. Ceux-ci développent des discours
réemployant les paradigmes et les vocables des sciences sociales. Ils proposent des élucidations
du problème étudié séduisantes pour un chercheur qui risque fort de se trouve happé par la parole
de ses interviewés.
Il faut donc reconquérir son autonomie en permanence. Il faut à la fois épouser la perspective des
acteurs eux-mêmes en essayant de comprendre comment ils interprètent leur situation, utiliser cette
perspective pour alimenter l’objet de recherche et questionner sa pertinence.
Récapitulons :
- Le chercheur et son interlocuteur sont animés d’intentions distinctes que la situation d’entretien
confronte, dévoile et alimente
- Dans cette confrontation, le chercheur doit en permanence reconquérir son autonomie en
gardant à l’esprit que l’entretien produit de la connaissance : il ne s’agit ni de laisser dire, ni de
faire dire.
III - L’entretien est un système interactionnel
Pour traiter cette confrontation et l’appréhender globalement, il m’a fallu me construire un outil
spécifique. C’est dans les travaux de G. Bateson et E. Goffmam que j’ai trouvé les outils conceptuels
adéquats.
- J’ai puisé dans l’approche systémique : pour ce qu’elle propose d’analyser la confrontation de
l’entretien comme un ensemble communicationnel, un tout cohérent.
- J’ai puisé dans la batterie d’outils mis au point par E. Goffman pour analyser les
interactions : J’ai utilisé les travaux de E. Goffman en ce qu’ils proposent de décrypter les
interactions non comme des émergences de la vie sociale mais comme une création secondaire
par rapport aux structures générale de la vie sociale, celles là même dont je souhaite produire une
description (Goffman, 1973).
A- L’analyse des propriétés émergentes
J’ai considéré la situation d’entretien comme un complexe de sujets en interaction. Mon objectif a alors
été d’en observer et d’en décrypter les propriétés émergentes, non en tant que telles mais en tant qu’elles
éclairent mon objet de recherche. Cette stratégie d’analyse a nécessité d’adopter une double posture à la
fois interne et externe.
- Interne : Il m’a fallu pendant l’entretien m’impliquer dans la relation. Il m’a fallu endosser un rôle
(au sens de Goffman) c'est-à-dire épouser un modèle d’action préétabli, attaché à un statut. En
l’occurrence, je me présentais comme celui qui fait partie de la situation mais en qualité d’étranger.
Je me présentais comme celui qui n’est pas d’ici et qui cultive la capacité à s’étonner de tout.
- Externe : Il me fallait aussi garder à l’esprit son orientation problématique et préparer le terrain à
l’analyse à laquelle je me livrerai plus tard, une fois détaché des enjeux de l’interaction.
Durant la relation je me suis vite rendu compte qu’il ne fallait pas adopter une position d’expert ou de
contrôleur. Il faut adopter une position humble, basse (j’avais en tête le stagiaire en entreprise). Il faut
adopter une position de co-constructeur de relation sociale d’où émerge du sens, un sens qu’il faudra par la
suite reconstruire et dont il devra faire une utilisation finalisée.
B – Les axiomes de Palo Alto
Au moment de l’analyse, pour faire parler l’entretien j’ai prêté attention à un certain nombre de
phénomènes :
- Les rétroactions : Chacun des comportements des interlocuteurs est pris dans un jeu complexe
d’implication, d’actions et de rétroactions qui les lient les uns aux autres. Cela permet de sortir de
l’analyse linéaire et segmentaire Qestion/Réponse
Ex : on était en train de se construire une théorie commune avec le responsable du secteur
jeunesse qui habite le quartier pour raisons professionnelles
- les liens entre le contenu et la relation : comment est-ce qu’ils évoluent ? En quoi cela me
renseigne sur mon objet ?
Ainsi, par exemple, lors des entretiens auprès d’une famille, j’ai d'abord été reçu autour de la table
puis le canapé. Ces situations successives m’ont permis d’approcher les trajets d’accès à l’intimité.
Couplée à d’autres méthodes, l’exploitation de ces entretiens m’a permis d’analyser les seuils et les
sous-seuils qui organisent l’appartement.
- Le sens des paradoxes dans les échanges : permet de relativiser les intentionnalités
Cette perspective ne doit pas faire oublier que chaque système a son fonctionnement propre. Il ne faut
pas inférer le fonctionnement de l’un sur l’autre. Ainsi le système interactionnel qui s’installe entre les
membres du foyer et moi n’est pas celui qui lie les membres du foyer entre eux.
C - Diachronie et synchronie
. La diachronie intervient à deux niveaux dans l’entretien : 9
- L’entretien anthropologique prend place dans le temps long. Une relation s’installe et évolue
entre le chercheur et son interlocuteur et influence les contenus.
- Les souvenirs et les projets viennent alimenter la discussion. Pour autant l’entretien se
déroule ici et maintenant.
J’ai pris le parti, non de prendre en compte la manière dont passé et futur pèsent sur la relation,
mais la manière dont le présent saisi le passé et le futur.
Ce qui m’intéresse c’est la manière dont la situation d’entretien permet à l’interviewé de fabriquer du sens
en s’appuyant :
- sur la relation qui le lie au chercheur
- sur l’étalement temporel de sa vie sociale.
Quelques réflexions en guise de conclusion
L’enquête de terrain n’a pas de fin programmée, dictée par l’objet de la recherche : Seuls des
éléments extérieurs, le temps imparti, les moyens disponibles… fixent l’aboutissement de la recherche.
L’enquête laisse alors de l’écrit. Mais l’écriture est dangereuse. Elle laisse une place prépondérante
aux comptes-rendus d’entretiens. Elle a donc le pouvoir de dissoudre les événements de communication
dans lesquels les échanges verbaux ont été produits.
Il faut résister, recomposer les événements, leur articulation dans la durée, l’arrière plan d’où les
textes ont surgis et ou ils prennent sens. Le résultat sera alors moins la description d’une situation
autochtone que le récit de la rencontre.
En discutant avec l’enquêteur, les individus parlent de leur relation à eux-mêmes, aux autres et au
monde. Ils modifient la construction de leur réalité. Cette modification est induite de manière non
intentionnelle mais bien réelle par l’enquêteur.
Ressources bibliographiques
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